« Alors que les bombes tombent, j’écris » : Les poètes de Gaza

« Grandir à Gaza inspire les poètes – La vie ici, c’est de la poésie anéantie par les bombes et éparpillée partout. »

Mohammed Moussa récite de la poésie au cours de Gaza Youth Speaks (La jeunesse de Gaza prend la parole), le premier spectacle de création orale à Gaza, en juillet 2018. Plus de 25 participants avaient dit de la poésie en anglais et en arabe. (Photo : avec l’aimable autorisation de Mohammed Moussa)

Mohammed Moussa récite de la poésie au cours de Gaza Youth Speaks (La jeunesse de Gaza prend la parole), le premier spectacle de création orale à Gaza, en juillet 2018. Plus de 25 participants avaient dit de la poésie en anglais et en arabe. (Photo : avec l’aimable autorisation de Mohammed Moussa)

Mohammed Moussa, 8 juin 2021

Des enfants feuillettent avec grand intérêt des livres de la section enfantine, des jeunes scannent des couvertures, des étudiants cherchent un endroit tranquille pour travailler, d’autres boivent leur café en lisant. Une odeur d’encens. Des piles de livres. L’enseigne jaune avec le nom de Samir Mansour – la bibliothèque-librairie qui accueillait les lecteurs les plus passionnés de Gaza.

J’étais étudiant en littérature de langue anglaise – je recherchais des romans, des recueils de poésie, des livres du monde entier – quand je l’ai découverte, envoyé là par des amis qui savaient que j’y trouverais ce que je cherchais.

La première fois que j’y suis entré, je me suis émerveillé de ses dizaines de milliers de livres et j’en suis sorti avec un recueil de poèmes de feu le poète palestinien Mahmoud Darwich et un roman russe qui avait été traduit en arabe. C’était la plus grande librairie de Gaza. Aujourd’hui, il reste à peine quelques livres – parmi ceux-ci, le roman de Ghassan Kanafani, Retour à Haïfa – l’histoire d’un couple palestinien qui retourne à Haïfa après la guerre de 1967 pour retrouver leur bébé, qu’ils avaient été forcés de laisser derrière eux lors de la guerre de 1948 (la Nakba). Comment ce livre a-t-il survécu aux flammes et à la fumée pour titiller notre brûlante aspiration à retrouver notre patrie et Haïfa qui nous manquent tellement ?

Je m’étais réveillé avec les infos du 18 mai. Ce matin-là, à 5 h 50 du matin – à la pointe de l’aube – la librairie avait été frappée par un missile israélien. Mon souvenir s’était rempli des visages d’amis avec qui j’avais été là, des titres et couvertures des livres que j’avais lus ou achetés sur place. Nos livres brûlaient, nos souvenirs aussi. Nos endroits les plus vitaux étaient en train d’être anéantis.

J’ai écrit mon premier poème en 2014, au moment où des bombes israéliennes pleuvaient sur Gaza, j’étais assis dans un coin de ma chambre durant les trois heures d’électricité que nous avions chaque jour, j’écoutais la radio et le bruit des bombes, des drones et des ambulances. J’ai tapé les mots – « Je suis né à Gaza. » Je voulais parler de ce que je ressentais à la façon d’un poète ou d’un amateur de poésie. Quand le poème a été terminé, je l’ai posté sur des médias sociaux. Le lendemain, j’ai découvert une quantité énorme de « j’aime » et de partages ; mon message était passé.

Grandir à Gaza inspire tout le monde, mais en particulier les poètes – la vie, ici, c’est de la poésie anéantie par les bombes et éparpillée partout. Dans les mariages, il y a de la poésie, en temps de guerre, dans les yeux du vieillard assis devant sa petite boutique, pleurant la mort de son enfant, dans les larmes d’un amoureux dont la fiancée a été tuée en même temps que tout le reste de sa famille alors que tous dormaient à la maison, dans le bleu des côtes de Gaza, qui me transporte là où je veux être et me ramène là où j’étais, dans les flammes des bombes qui tombent sur les têtes des Gazaouis ; de façon déchirante ou avec une très grande chaleur, ces endroits peuvent pour de bon faire de vous un poète.

En 2018, j’ai créé la première communauté de création orale à Gaza, la Gaza Poets Society. C’est une communauté de jeunes poètes ou de jeunes qui souhaitent le devenir – nous étions près de 30 en tout – qui se réunissent pour échanger des idées, partager leur travail et se connecter à d’autres poètes dans d’autres parties du monde. Une fois, nous nous sommes rassemblés sur la plage pour partager nos poèmes et nos chansons. 

Pour nous, poètes, voir Israël prendre pour cibles Samir Mansour et d’autres centres culturels et éducatifs a été une expérience pénible. J’ai demandé à certains d’entre eux de partager leurs sentiments.

Des poètes se rassemblent sur la plage à Gaza, partageant des poèmes et chantant des chansons. (Photo : avec l’aimable autorisation de Mohammed Moussa)

Des poètes se rassemblent sur la plage à Gaza, partageant des poèmes et chantant des chansons. (Photo : avec l’aimable autorisation de Mohammed Moussa)

Nadine Murtaja, 18 ans : « Nous marchons sur le verre éparpillé de nos fenêtres brisées, nous marchons sur des pierres qui, naguère encore, étaient une maison. »

Quand je me suis adressé à Nadine – qui est membre de la Gaza Poets Society – sur Facebook pour lui demander comment elle se sentait, elle a répondu « toujours en vie ».

Pour cette jeune de 18 ans, en provenance du quartier d’al-Nasr, dans le centre de Gaza, écrire de la poésie constitue une soupape d’évasion, en temps de guerre.

« Il y a deux ans, j’ai découvert que j’étais réellement entrée dans la poésie »,

explique-t-elle.

« Après l’avoir compris, tout ce que je rencontre dans ma vie, je le note sur papier, mes larmes et mes cris forment mes poèmes. Comme ça, tout simplement, écrire de la poésie devient une évasion, pour moi – un monde bien à moi, loin du monde dans lequel je vis. »

Elle écrit même quand « les flammes de la guerre font rage ».

Lors de la toute dernière agression israélienne contre Gaza, elle a écrit ceci :

« Là, de l’autre côté,
le temps change, les heures passent et il fait de plus en plus sombre,
puis le ciel ôte sa parure diffuse et le matin arrive.
Mais, ici où je vis et respire, la vie porte ses noirs habits en permanence,
pour pleurer le labeur de ma terre,
qui a requis beaucoup de temps.
Ici, l’horloge accrochée dans ma chambre est brisée,
et pas seulement celle-ci, les horloges de tout le monde sont brisées, ici,
ma mère ne cesse de dire :
Tout le monde attend l’élixir,
nous l’avons eu avec le chagrin et l’agonie,
dans cette terre sainte, nous dormons et nous nous éveillons au son des bombes et des tirs,
et c’est ainsi que la première lueur du jour apparaît le soir,
éclairant le ciel du sang des martyrs.
Ici, la mort dort non loin de nous,
nous tous marchons vers la liberté, vers l’espoir,
nous marchons sur le verre éparpillé de nos fenêtres brisées,
nous marchons sur des pierres qui, naguère encore, ont été une maison, portant des histoires et des secrets,
nous marchons avec les cris des enfants, et les gémissements des mères s’insinuant encore et toujours dans nos oreilles. »

Nadine se décrit comme « une sorte de personne discrète, qui estime qu’il est malaisé de parler de ce qu’elle ressent ou vit à ceux qui l’entourent ». Elle se demande si c’est la raison pour laquelle ses poèmes sont « vibrants, réalistes et poignants ».

Son poète favori, dit-elle, est Mahmoud Darwich, le poète palestinien né en 1941 et décédé en 2008. Des générations de Palestiniens ont grandi en le lisant dans des manuels scolaires et sur des fresques peintes sur les murs des camps de réfugiés. Ses mots font partie de la conscience palestinienne.

« Chaque fois que je lis sa poésie, je me trouve immergée dans ses mots », explique Nadine.

« J’ai toujours voulu creuser plus profondément quand j’écris ma poésie, comme lui l’a fait. De même, j’aime sa façon de mélanger la réalité avec ses émotions, ce qui rend sa poésie si puissante. »

Nadine croit que vivre à Gaza a contribué à faire d’elle la poétesse qu’elle est aujourd’hui, mais elle dit :

« Écrire ne peut être impacté par les circonstances, car qu’importe ce que vit le poète, il ou elle courra toujours vers le monde qui lui est propre – et qui est l’écriture. »

Son message au monde est celui-ci :

« Même si la Palestine n’est pas votre problème national ou politique, n’oubliez pas que c’est un problème humain, avant toute chose. »

Une photo de groupe lors du spectacle de création orale Hymns of Peace (Hymnes de paix), à Gaza, en novembre 2018. (Photo : avec l’aimable autorisation de Mohammed Moussa)

Une photo de groupe lors du spectacle de création orale Hymns of Peace (Hymnes de paix), à Gaza, en novembre 2018. (Photo : avec l’aimable autorisation de Mohammed Moussa)

Maha Jaraba, 22 ans : « Il n’y a qu’une toute petite fenêtre pour laisser entrer la lumière. »

« Il n’y a d’autre issue à Gaza que la poésie. C’est le seul médium qui emmène nos âmes partout où nous voulons aller », dit Maha Jaraba, 22 ans, qui provient du camp de réfugiés d’al-Nusairat, à Deir al-Balah, dans la partie centrale de Gaza. Le camp surpeuplé héberge plus de 80 000 personnes – des fugitifs de la Nakba en 1948 et leurs descendants. Maha étudie l’administration commerciale à l’Université Al-Quds et elle est membre de la Gaza Poets Society.

« Nous sommes au cœur des ténèbres, au milieu de la tristesse, il n’y a qu’une toute petite fenêtre pour laisser entrer la lumière, dans nos cœurs et, pour libérer notre sentiment d’indignation ou nous débarrasser des pierres d’achoppement, on ne peut y arriver qu’en écrivant de la poésie »,

dit-elle.

Tout ce qui entoure Maha l’inspire dans son écriture – la poésie est la seule façon pour elle de se sentir libre à Gaza, dit-elle.

« Je ne pense pas que je serais une poétesse si j’étais née dans une autre ville que Gaza, la vie la plus sombre et la plus triste ne peut exister qu’ici. Les problèmes auxquels nous sommes confrontés ou les émotions qui vivent en nous n’existent nulle part ailleurs. Et ces sentiments, c’est précisément ce qui a fait de nous des poètes »,

réfléchit-elle.

Elle refuse de garder le silence à propos des épreuves et de la brutalité que les Palestiniens endurent – les agressions perpétuelles contre Gaza, la vie en état de siège, être dépouillé de ses droits fondamentaux, les meurtres d’enfants. Elle croit que la communauté internationale fait la sourde oreille envers les Palestiniens, mais elle, Maha, ne se laissera pas imposer le silence. 

« La seule chose qui nous délivre des ennuis de la guerre, c’est la poésie. Alors que les bombes tombent, j’écris. Tout en apprenant la mort de mon peuple, je continue à écrire »,

dit-elle.

Le dernier poème qu’a écrit Maha était un poème en vers libres exprimant à quel point elle était terrifiée à l’idée qu’une bombe puisse la déchiqueter, ou à l’idée de mourir mutilée, ou encore de ne pas être en mesure de dire au revoir aux gens qu’elle aime parce qu’il n’est plus possible de les identifier. Elle était assise dans la maison de sa famille, quand elle a écrit ce poème, tous ses proches étaient réunis dans une seule pièce, écoutant le bruit des bombes qui tombaient pendant qu’elle tapait sur son clavier. Elle avait pensé que cela aurait pu être son dernier poème.

« Il m’est venu à l’esprit de m’échapper, vers le refuge de la vie, mais celui-ci n’est pas devenu une vie. Aujourd’hui, je suis ici, demain, je serai là et, entre moi-même et ce que je veux être, il y a la crainte »,

avait- elle écrit.

« Écrire, c’est la vie qui nous manque, et Gaza est ce qui a fait de nous des poètes, c’est que qui nous a fait écrire des poèmes emplis de larmes, écrire est le seul médicament gratuit, dans cette ville »,

dit-elle.

Quand on lui demande quel message elle adresse au monde, elle répond :

« Je veux que le monde sache que nous sommes ici, que nous avons des rêves. Nous voulons des lendemains meilleurs, non seulement prendre notre part de douleur, mais aussi prendre notre part de vie. »

Un poète sur scène lors du spectacle de création orale Hymns of Peace (Hymnes de paix) en novembre 2018. (Photo : avec l’aimable autorisation de Mohammed Moussa)

Un poète sur scène lors du spectacle de création orale Hymns of Peace (Hymnes de paix) en novembre 2018. (Photo : avec l’aimable autorisation de Mohammed Moussa)

Omar Moussa, 23 ans : « Je pense que la destinée, c’est quelqu’un qui m’écrit un poème. »

Les blancs de ses yeux prennent leur forme ultime,
Puis ils se déplacent et prennent la taille du papier.
Avec des balles, il pulvérise la gueule des avions de combat –
et arrache leurs défenses qui sèment mort et destruction.
Avec des balles,
il démolit les frontières du siège 
et les murs du monde qui s’effondre
dans son égoïsme.
Avec des balles et du sang, il dessine une patrie libre
et une ligne côtière longue et sans bordure
pour empêcher les souvenirs de sombrer dans le sommeil.
Omar Moussa

Omar Moussa a 23 ans. Il est poète, journaliste et membre de la Gaza Poets Society et vit au camp de Jabaliya, le plus grand camp de réfugiés de Gaza.

« D’ordinaire, l’écriture littéraire, sous ses formes diverses, ouvre une fenêtre afin de nous permettre de respirer, particulièrement quand il s’agit de parler de ce qui se passe en nous-mêmes, comme vous le pensez et comme je le pense, et quand vous le couchez sur papier, on dirait que cela nous détend »,

explique Omar.

Omar croit qu’il n’y a pas moyen de s’échapper d’un endroit comme Gaza, même en écrivant de la poésie.

« Si nous percevons la poésie comme une porte pour nous échapper de Gaza, cela aurait l’air d’un luxe dont les gens de Gaza ne disposent pas. La réalité est la réalité – vous ne pouvez l’ignorer et écrire de la poésie, c’est tout simplement filouter cette réalité. Ici, il y a la mort, les décombres et une infime et menue vie mais, parmi les concrétions de la réalité, il y a une fleur qui pousse, et c’est la fleur de la poésie. »

Pour Omar, la poésie est une tentative en vue de se traduire soi-même, de briser la réalité ou de créer une réalité séparée de celle dans laquelle nous vivons.

Ses poètes favoris sont Mahmoud Darwich, le poète chilien Pablo Neruda (1904-1973) et les poètes égyptiens Amal Dunqul (1940-1983) et Ahmed Bakheet.

« Sans raison particulière, vous vous retrouvez intéressé par un type spécifique de poésie et pas par d’autres »,

dit-il.

Quand je demande à Omar s’il espère que sa poésie va toucher des gens en dehors de Gaza, il répond :

« Peut-être lisent-ils ma poésie, mais tout ce que je dois faire, c’est écrire. Si je voulais adresser un message au monde extérieur, je dirais : ‘Il y a ceux qui vivent, en dépit de toute cette mort qui nous entoure.’ »  

Quant à savoir s’il écrit en période de guerre, il réfléchit ;

« Je pense que la destinée, c’est quelqu’un qui m’écrit un poème – [qu’il s’agisse d’]un poème de mort ou un poème de vie, tout ce que je fais pendant ce temps, c’est [essayer de] survivre à la lave de l’agression. »


Publié le 8 juin 2021 sur Al Jazeera
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

Lisez également : Pourquoi Israël a-t-il bombardé des librairies ?

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