Fida’a Ataya : «L’occupation tente de nous déraciner. L’art peut nous réimplanter»

La conteuse palestinienne Fida’a Ataya utilise l’art comme un moyen de résister aux colons et soldats israéliens qui se sont emparés des paysages de son enfance.

Fida’a Ataya. (Photo : avec l’aimable autorisation de Fida’a Ataya)

 

Suha Arraf, 1er décembre 2021

Fida’a Ataya, une artiste originaire d’un village de la périphérie de Ramallah, en Cisjordanie occupée, est une hakawatia — une conteuse — bien familiarisée avec les dangers inhérents aux tentatives de création artistique sous occupation. Des colons l’ont agressée, lui ont brisé son matériel et ont détruit ce qu’elle tentait de construire sur la colline de Kafr Ni’ma, où elle est née en 1987, durant la Première Intifada.

Mais Fida’a Ataya ne renonce pas. À la fin du mois, elle organise un festival appelé Al-Haya Al-Mahdoura (La vie interdite), avec des artistes de Palestine et de l’étranger. « Je veux ramener la région à la vie », dit-elle.

« L’occupation israélienne essaie de rompre notre connexion émotionnelle avec la terre et de nous en déraciner. L’art peut nous y réimplanter. »

Quand elle était petite, Fida’a sillonnait très souvent la colline qui surplombe Kafr Ni’ma et qui, elle-même entourée d’autres collines, s’étend sur les Zones B et C de la Cisjordanie (respectivement sous contrôle partiel et total d’Israël). Aujourd’hui, Fida’a a transformé son art en un moyen de résister à l’armée et aux colons qui ont pris le contrôle de cette région montagneuse.

 

« Le sommet du monde »

Après avoir étudié la psychologie des cultures à Ramallah et le drame à Jarash, en Jordanie, Fida’a est allée étudier le théâtre au Liban. En 2018, elle s’est rendue aux États-Unis, où elle a décroché un autre diplôme dans les arts communautaires. Fin 2020, toutefois, la pandémie de coronavirus l’a obligée de quitter les États-Unis et de rentrer à Kafr Ni’ma.

Même avant de se rendre à l’étranger pour ses études, l’un des hobbies de Fida’a consistait à entreprendre des randonnées quotidiennes dans les collines entourant son village. La colline d’al-Rusan, qui se trouve sur les terres de Kafr Ni’ma, était l’un de ses endroits favoris et, dès son plus jeune âge, elle n’a cessé de grimper jusqu’à son sommet et de s’y asseoir sous un arbre majestueux.

« Pour moi, c’était le sommet du monde », rappelle Fida’a.

« J’avais l’impression d’être au centre du monde, entourée de nuages, avec le ciel qui s’étendait sur tout l’horizon sans que rien n’empêche de le voir, comme si vous vous trouviez au début et à la fin de la terre en même temps. »

« Mon travail m’oblige à me déplacer beaucoup et j’ai vu bien des choses de la nature mais, pour moi, ceci est le plus bel endroit du monde. C’est ici que la vie commence. »

 

Un colon au sommet de la colline d’al-Rusan

Avant de se rendre aux États-Unis, Fida’a avait invité des collègues du Canada, du Royaume-Uni et des États-Unis afin qu’ils et elles découvrent les collines. Ils s’étaient rendus à pied sur place et s’étaient promenés dans les ruines d’un ancien village, datant probablement de l’époque de l’Empire byzantin. Ils avaient découvert des grottes, des fossiles, des débris de poterie. L’une de ses amies avait photographié le site et ils avaient décidé que leur prochain projet artistique verrait le jour sur la colline d’al-Rusan.

Lorsqu’elle rentra des États-Unis en 2020, Fida’a passa un certain temps en quarantaine en raison de la pandémie. « Nous avons une petite maison à proximité de la colline », dit-elle. « Je m’y étais isolée, et mes parents m’apportaient à manger. » Un matin, elle était sortie pour une balade vers la colline, comme à son habitude. « J’ai vu qu’il y avait une clôture de fil barbelé », dit-elle, « et j’ai poursuivi mon chemin. J’ai vu une ouverture dans la clôture et une voiture qui s’y engageait. J’ai suivi directement la voiture. »

On lui expliqua qu’un colon israélien avait repris la colline. « Je suis montée au sommet et, effectivement, j’y ai vu un colon dans un mobile-home », raconte Fida’a. « Tout le monde a dit qu’il allait probablement s’en aller. » Dans le village, elle a appris que ce même colon avait pavé une route depuis le village voisin de Ras Karkar jusqu’au sommet de la colline et qu’il avait installé un mobile-home malgré les objections des habitants palestiniens.

« Quand je suis arrivée [au village], il y avait une manifestation », explique Fida’a.

« Je n’y ai pas participé, je me suis contentée de poursuivre mon chemin jusqu’à la colline. Les soldats m’ont arrêtée en me demandant ce que je faisais là et où j’allais. Ils ont dit que c’était une zone militaire fermée et qu’ils ne me laisseraient pas accéder au sommet de la colline. »

« Un colon m’a aperçue et m’a demandé d’où j’étais. Je lui ai répondu que j’étais une Palestino-Italienne. Je suis entrée dans la zone. J’ai vu quelqu’un qui nourrissait des moutons. [Les colons] avait transformé la colline en colonie de peuplement. Il y avait là plusieurs mobile-homes, une habitation en bois, et de vastes granges où ils élevaient des bêtes – des chevaux, des chèvres, des moutons… J’ai vu une femme qui sortait de sa maison. J’ai tenté de lui parler, mais elle m’a ignorée. »

« J’ai poursuivi mon chemin jusqu’à l’arbre sous lequel j’avais l’habitude de m’asseoir. Ils avaient tout changé. Il ne restait plus la moindre trace du village byzantin. Quelqu’un s’est amené et s’est mis à m’interroger. Je lui ai parlé en anglais. Il avait un fusil. C’était le chef de la colonie du sommet de la colline. »

« Il comprenait à peine ce que je lui disais, de sorte qu’il a appelé quelqu’un d’autre pour traduire. Il m’a demandé de parler en arabe. Je lui ai répondu que mon arabe n’était pas assez bon et que je craignais de me tromper. Il m’a demandé pourquoi j’étais venue ici, et j’ai répondu que je voulais poursuivre le projet artistique que j’avais lancé en cet endroit. Il m’a demandé d’où je venais en Palestine. J’ai pointé le doigt dans la direction de Modi’in et je lui ai dit que ma grand-mère était de là, qu’elle était devenue une réfugiée et qu’elle était venue vivre à Kafr Ni’ma. »

« À peine avais-je fini ma phrase qu’il m’a envoyé un coup de poing directement dans le visage, m’a insultée et m’a ordonné : ‘Parle arabe !’ Imperturbable, j’ai continué de parler anglais. Il s’est mis à m’insulter et à me frapper de nouveau. J’ai dit : ‘Ne me frappez pas. Je vous parle gentiment, moi.’ »

« Il s’est mis à hurler. La femme que j’avais vue à l’extérieur et qui devait être sa femme, s’est mise à lui crier dessus pour qu’il arrête. Mon foulard est tombé. Il l’a attrapé et me l’a enroulé autour des yeux, comme un bandeau. Ils m’ont crié dessus, m’ont poussée dans un véhicule et m’ont livrée à l’armée. »

« Les militaires m’ont demandé mes papiers d’identité. Je leur ai dit que je n’avais ni CI ni téléphone sur moi, parce que j’étais en quarantaine. Je leur ai donné le numéro, le soldat l’a vérifié et m’a dit de rentrer chez moi. Il m’a demandé comment cela se faisait que j’avais été là-bas et je lui ai dit que je m’y étais promenée durant toute ma vie. Je lui ai demandé ce qu’eux faisaient là. »

« Le soldat m’a dit qu’à partir de ce jour, se promener sur la colline n’était plus autorisé parce que c’était une zone militaire fermée. Je lui ai demandé ce qui avait changé et il a répondu : ‘Tout a changé, demandez aux villageois.’ »

 

« Il y a de l’espoir, dans l’art »

La pandémie a été très difficile, pour Fida’a Ataya. Aussi bien son frère que son père sont morts du Covid-19, en 2021. Mais elle n’a pas renoncé. Après l’expiration de sa quarantaine, elle est allée à la police pour se plaindre de la violence du colon.

L’interdiction de se rendre sur la colline ne l’a pas arrêtée non plus. Elle a continué de chercher de nouveaux sites dans la région afin de créer son art. « J’ai compris qu’il me fallait revenir à l’art, parce qu’il y a de l’espoir, dans l’art », dit-elle. Elle a initié un projet sur le Jourdain avec des collègues de l’étranger ainsi que des artistes de Palestine.

« L’idée était une randonnée jusqu’au Jourdain afin de découvrir la très belle vue, toute cette beauté qui avait disparu de nos existences. L’idée était d’amener les gens à tomber à nouveau amoureux de l’endroit et de leur donner de l’espoir. »

Fida’a a rassemblé une série de petits panneaux indicateurs faits main à placer le long du trajet, mais l’armée est venue la harceler.

« Les soldats ont ruiné mon projet, ils ont arrêté six artistes et ils ont confisqué la voiture de l’un d’entre eux. Quelqu’un a détruit tous les panneaux que nous avions installés »,

explique-t-elle.

Dans un même temps, elle a organisé un projet sur les terres du village, entre Ein Al-Hilweh (Source d’eau douce) et Wadi Al-Maliha (Oued d’eau salée). « C’est un miracle, à mes yeux, si l’eau salée et l’eau douce se rencontrent. »

Fida’a s’est retrouvée une fois de plus entourée de violence et de destruction, quand les colons et l’armée ont détruit son travail artistique – si ce n’étaient pas les uns, c’étaient les autres. Elle s’est adressée à la police israélienne, a déposé une plainte et a continué de chercher un endroit pour de nouveaux projets.

« J’ai essayé d’accéder à nos terres pour y planter des arbres et ils ne m’ont même pas permis d’y aller », dit Fida’a.

« J’ai tenté de contourner la zone avec mes amis étrangers et de poursuivre notre projet artistique, mais le colon m’a bloquée. Il se souvenait de moi, m’a demandé ce que j’attendais de lui et pourquoi j’étais venue jusque chez lui. »

« J’ai répondu que je voulais poursuivre le projet artistique que j’avais entamé ici et il a répondu : ‘Non, tu veux la guerre.’ J’ai répondu que je ne voulais pas la guerre, et les femmes et moi avons continué de parcourir le site. J’ai planté des arbres pour remplacer ceux qu’ils avaient déracinés. J’ai constitué une bibliothèque pour les enfants et un petit local pour les costumes. J’ai installé un parasol et une grande poupée et j’ai planté un écriteau disant « Studio artistique ».

« J’étais au studio, en train de prendre des photos. Un colon est venu vers moi et s’est mis à me photographier en même temps que mon studio. Je lui ai demandé de s’en aller. Alors que j’étais en route pour rentrer chez moi, le colon est revenu à moto, avec l’armée à sa suite et il s’est mis à me demander où j’allais. Le responsable de la colonie est arrivé sur les lieux à son tour, et j’ai dit aux soldats qu’il m’avait frappée. »

Le frère de Fida’a est arrivé sur les lieux lui aussi, il s’est entretenu avec les soldats en hébreu et il est parvenu à faire libérer sa sœur. « Trois jours plus tard, je suis revenue à mon studio », raconte-t-elle.

« Il n’y avait plus rien, là. Ils avaient tout dérobé. Ils avaient même arraché les arbres. Ils avaient également enlevé l’écriteau. Je me suis rendue directement à la police et j’ai introduit une plainte et je suis allée ensuite à l’organisation (israélienne) Yesh Din (de défense des droits humains). J’ai déjà introduit quatre plaintes contre les colons auprès de la police. »

 

« Fida’a est un symbole de la lutte »

Les œuvres de Fida’a ont déjà été exposées dans nombre de festivals dans le monde entier – en Italie, aux États-Unis, en Espagne, au Danemark, en Suède, en France et dans d’autres pays encore.

« Je raconte des histoires. Parfois, ce sont des histoires vraies sur mes propres expériences ou des histoires que d’autres m’ont racontées, et parfois il s’agit de contes populaires palestiniens. Je les rends pertinents et les relie à notre réalité actuelle. »

« La vie au village m’a apporté une forte connexion avec la nature. La terre fait partie de l’existence des villageois. J’organise des festivals et j’y invite des artistes de Palestine et de l’étranger. Chaque fois, je choisis un nouvel endroit où je sens qu’il y a un conflit. Nous nous asseyons, rencontrons des gens de l’endroit, écoutons leurs histoires et nous sortons de là avec un projet de collaboration artistique – cela peut être visuel, ou s’appuyer sur une histoire, selon l’endroit même, ou les histoires. »

 

Votre art est-il un acte de résistance ?

« Pour moi, l’art est une façon d’aider les gens. J’ai compris que je ne pouvais provoquer des changements en agissant toute seule. Je veux ramener la région à la vie. L’occupation nous étouffe sous tous les angles. »

Le 30 décembre, le festival de Fida’a Ataya, « La vie interdite », aura lieu avec des artistes de Palestine et de l’étranger.

« Mon intention est de monter trois grands festivals par an, pas seulement en Palestine. Je veux que l’art fasse partie de la nature, qu’il n’en soit pas déconnecté. C’est ma façon de voir les choses. Je vais quelque part et j’incorpore mon art aux gens, aux lieux, à l’environnement. »

 

Fida’a Ataya en spectacle pour des élèves palestiniens. (Photo : avec l’aimable autorisation de Fida’a Ataya)

Fida’a Ataya en spectacle pour des élèves palestiniens. (Photo : avec l’aimable autorisation de Fida’a Ataya)

 

Maysoon Badawi, une enquêtrice de Yesh Din, tient à l’œil la violence des colons et de l’armée dans la région et elle est la coordinatrice du travail de l’organisation autour des questions de genre. Elle dirige également des ateliers portant sur la capacitation juridique des femmes en Cisjordanie. « Fida’a est venue me trouver », dit Badawi, « elle ne parvient jamais à accéder à sa terre. »

« Pour moi, Fida’a est un symbole de la lutte. Elle s’est rendue à la police toute seule pour introduire une plainte à trois reprises. Ce n’est pas une chose facile à faire »,

explique Badawi.

« Elle ne jette pas l’éponge. Ils ont déraciné ses arbres à maintes reprises, mais elle n’a pas renoncé. Il est important d’introduire des plaintes auprès de la police. Cela ne fera certes pas cesser l’occupation, mais il est nécessaire que les colons comprennent que quelqu’un les tient à l’œil. »

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Suha Arraf est réalisatrice, scénariste et productrice. Elle écrit sur la société arabe, sur la culture palestinienne et sur le féminisme

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Publié le 1er décembre 2021 sur +972 Magazine
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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