Naplouse en deuil suite à l’invasion israélienne qui a écartelé la ville et ses habitants
Naplouse pleure la perte d’êtres chers suite à une invasion de l’armée israélienne qui a tué 11 personnes. « La perte est difficile en tant que telle », déclare Umm Muhammad, désormais veuve. « Une perte due aux balles de ce régime horrible est indescriptible. »
Mariam Barghouti, 24 février 2023
Ce jeudi 23 février, les rues de Cisjordanie, de Jérusalem-Est et de Gaza étaient silencieuses. Les Palestiniens avaient proclamé une grève générale et une journée de deuil au vu de l’invasion israélienne, la veille, de l’une des plus anciennes villes de Cisjordanie, invasion qui a tué 11 Palestiniens et en a blessé plus de 102 autres.
Le matin du 22 février, les forces israéliennes ont envahi Naplouse. Les choses ont débuté par l’infiltration en secret dans la Vieille Ville et dès les premières heures de l’aube d’une unité d’opérations spéciales à la recherche des combattants de l’organisation de résistance Lions’ Den (la fosse aux lions).
Quelques heures plus tard, les hommes de l’unité ont localisé deux combattants de la résistance qui venaient juste d’entrer à pied dans le quartier de Hableh, dans la Vieille Ville : Husam Bassam Isleem, 24 ans, et Muhammad Omar « Abu Bakr » Juneidi, 23 ans.
Vers 10 heures du matin, les équipes secrètes israéliennes se sont préparées à la tuerie. La confrontation armée a suivi dès le moment où les deux combattants se sont planqués dans une maison en ville. Les forces spéciales israéliennes ont fait venir des renforts 20 minutes après le début de l’opération et c’est à ce moment que l’assaut à grande échelle a débuté, en même temps que des véhicules militaires israéliens envahissaient la ville en grand nombre.
Selon des témoins oculaires de Naplouse et du camp de réfugiés de Balata, plus de 50 véhicules militaires israéliens ont lancé une invasion terrestre de Naplouse à grande échelle tout en imposant le blocage des points d’entrée et de sortie de la ville.
Trois combattants ont été tués au cours de la confrontation dans le quartier de Hableh, puisqu’un troisième camarade de Juneidi et d’Isleem, Waleed Dakhil, 23 ans, avait rallié le combat au milieu des échanges de coups de feu. D’autres combattants issus d’organisations de la résistance cantonnées à Naplouse, comme la Brigade de Naplouse et la Brigade de Balata, ont également été tués lors de confrontations armées avec les troupes israéliennes à travers la ville.
À tout moment, la conduite de l’armée israélienne partout en ville a été violente et sans discrimination, puisque les soldats ont tiré sur les passants et ont tué plusieurs non-combattants tout en en blessant d’innombrables autres. Vers 13 h 30, l’armée a entamé sa retraite, ne laissant que dévastation derrière elle.
En tout, l’armée a tué 11 Palestiniens à Naplouse, dix le jour de l’invasion, et un onzième qui a succombé à ses blessures le lendemain. Plus de 100 Palestiniens ont été blessés, dont au moins trois journalistes. Quatre-vingt-cinq des blessés l’ont été à balles réelles et six sont toujours dans un état critique, d’après le ministère palestinien de la Santé.
Sept des combattants de la résistance ont été identifiés. Il s’agit de Mohammad Khaled Anbusi, 25 ans, Tamer Nimr Ahmad Minawi, 33 ans, Musaab Muneer Mohammad Oweis, 26 ans, Jasir Jameel Abdelwahhab Qan’ir, 23 ans, Husam Basam Isleem, 24 ans, Walid Riyad Hussein Dakhil, 23 ans, et Mohammad Abu Bakr Juneidi, 23 ans.
Les quatre autres Palestiniens non combattants ont été tués par l’armée au cours de l’invasion. Trois d’entre eux étaient des hommes plus âgés, identifiés comme étant Adnan Sabe Bara, 72 ans, Abdelhadi Abed Aziz Al-Ashqar, 61 ans, et Anan Shawkat Annab, 66 ans, mort le lendemain de lésions respiratoires après avoir inhalé des gaz lacrymogènes. Le quatrième non-combattant était un mineur d’âge : Mohammed Farid Shaaban, 16 ans.
Selon l’armée israélienne, deux soldats israéliens ont été blessés lors des confrontations.
Des combattants liés par l’amitié
L’armée israélienne a déclaré que la mission d’assassinat extrajudiciaire avait été lancée après avoir reçu des renseignements concernant les allées et venues de Muhammad Juneidi et de Husam Isleem, qui étaient recherchés par le Shin Bet.
La maison où les deux jeunes hommes armés ont occupé leur dernière position est désormais en ruine et sa tuyauterie a inondé les environs immédiats.
Debout sur les décombres de ce qui fut naguère une cage d’escalier, un ami et camarade de Juneidi me montre une vidéo de l’homme abattu datant de la nuit précédente. Le combattant de 23 ans tient une cigarette en main et un téléphone cellulaire dans l’autre, il a son fusil posé sur le ventre et il est couché sur un matelas jaune. On peut voir les restes de son dernier repas dans les décombres, une bouteille de jus de fruit « Cappy » vide et quelques bols vides en polystyrène.
Au moment où ils ont été encerclés dans le quartier de Hableh, dans la Vieille Ville, Isleem et Juneidi étaient en compagnie d’un autre jeune combattant, Walid Dakhil, 23 ans.
Le corps de Dakhil était criblé de balles. Bien qu’il n’ait pas été la cible de l’opération, il avait affronté les soldats dans une tentative en vue d’aider ses amis à survivre.
Se déplaçant lentement et tranquillement les mains dans sa veste, le plus jeune frère de Dakhil ressemblait beaucoup aux photos de Walid.
« Il était si adorable », a dit Dakhil à Mondoweiss au moment où il s’est rendu sur les lieux de l’assassinat de son frère.
Montrant le chemin vers le quartier de Hableh, dans la Vieille Ville, le frère de Walid, 21 ans, a serré les mâchoires au moment de rappeler le massacre du matin précédent. Son menton n’a semblé se débloquer que lors qu’il a partagé des friandises de son frère avec ses amis, dans des circonstances un peu plus intimes.
« Il aimait la vie », a-t-il dit. « Mon frère, il aimait la vie », a-t-il répété, au cas où on ne l’aurait pas entendu la première fois.
« Il aimait rire », intervient un frère plus jeune de Walid, en riant lui-même.
« Il ne cessait de raconter des blagues pour faire rire ceux qui l’entouraient également, par taquinerie. »
L’armée israélienne a prétendu que les trois hommes constituaient une menace pour la vie d’Israéliens, sans toutefois en fournir la preuve. En même temps, le Shin Bet prétend que le Lions’ Den ne constitue plus une menace sérieuse pour Israël. D’autres déclarations émanant de l’arme israélienne justifiaient ces assassinats extrajudiciaires en s’appuyant sur le fait que ces hommes avaient refusé de se rendre.
Des jeunes hommes en pantalons de survêtement contre l’armée
« Il n’y a pas eu de signe que l’armée israélienne allait faire quelque chose de ce genre, cette fois », explique à Mondoweiss un jeune homme de 20 ans du camp de réfugiés de Balata, quelques heures après l’offensive.
« Ils veulent se débarrasser des gars avant le Ramadan », dit un autre jeune. « Ils veulent un Ramadan tranquille – sans problème. »
Les deux jeunes étaient des sentinelles veillant contre de nouvelles invasions ou infiltrations de forces en ville.
La plupart des jeunes de Cisjordanie s’habillent de la même façon. Les mêmes casquettes de baseball, les mêmes vestes d’entraînement Adidas ou Under Armor sont devenues une sorte d’uniforme non officiel de la nouvelle génération rebelle confrontée à l’occupation.
« Vous savez, l’un des martyrs était des nôtres », dit l’un des jeunes, en ôtant sa casquette.
Musaab Muneer Oweis, 26 ans, était l’un des habitants de Balata qui avait répondu à l’appel urgent du Lions’ Den à se précipiter à la défense des combattants de la résistance encerclés au point culminant de l’incursion. L’armée l’a tué au cours des confrontations armées.
« Le cœur de Musaab était attaché à Ahmad », déclare la mère d’Oweis dans une interview réalisée par le site palestinien Quds News Network, (QNN). « Depuis la mort d’Ahmad, Musaab ne s’était plus rasé », ajoute-t-elle.
« Il a ensuite emprunté cette voie, a fini par être recherché [par l’armée israélienne] et n’est jamais revenu à la maison. »
En tentant elle-même de se consoler, elle poursuit :
« Les garçons m’ont dit qu’il avait été très brave, là où il avait participé à des confrontations. »
Au-delà du camp de réfugiés de Balata, à quelques kilomètres, se trouve la Vieille Ville. Quelques heures après l’invasion, un silence étouffé régnait sur les ruelles pavées. Toute une communauté venait de se faire écarteler par les destructions israéliennes, très semblables aux invasions de l’année précédente qui avaient amené des amis d’enfance à se dire mutuellement adieu bien trop tôt.
En novembre 2022, on a vu Husam Isleem qui tenait un fusil contre sa poitrine, les mains posées dessus, le visage couvert et portant une casquette ornée d’un ruban disant « Areen Al-Usud » — la Fosse aux lions. Il faisait ses adieux à son ami et camarade, Mohammad Hirzallah, 30 ans.
Connu également sous son nom de guerre (en français dans le texte, NdT) « Abu Hamdi », Hirzallah avait succombé aux blessures qu’il avait subies le 24 juillet 2022, au cours d’une invasion israélienne qui avait tué deux Palestiniens dans le quartier de Yasmeena, à Naplouse. À l’époque, la Fosse aux lions était une organisation plus modeste au sein de ce qu’on appelait la Brigade de Naplouse, une branche locale du bras militaire du Djihad islamique, les Brigades Al-Quds (Saraya al-Quds).
« Je pense que Juneidi était prêt à y aller », explique à Mondoweiss un jeune homme de la Vieille Ville, proche camarade du combattant abattu, tout en dévoilant des photos et des vidéos prises le soir précédent. « Il le disait encore hier soir, qu’il était prêt à y aller. »
Un autre homme dans la petite allée menant au site de l’assassinat interrompt la conversation par un « Alhamdulillah », partageant ainsi une prière de gratitude envers Dieu. « Il avait demandé de pouvoir être un martyr et il a été exaucé. »
Les hommes vivaient dans la clandestinité depuis l’an dernier, incapables de rencontrer à l’aise ou en sécurité leurs amis et leurs familles. Une partie de cet isolement signifie que ces jeunes doivent désormais prendre soin les uns des autres. Une autre partie du fardeau consiste en ce qu’ils sont également responsables de la protection de leurs communautés.
Juste avant le quartier de Hableh, où les trois jeunes hommes ont été tués, se trouve le quartier de Faqous, où a eu lieu l’un des plus graves assassinats de 2022 — l’assassinat en février de trois combattants de la résistance faisant partie de l’organisation de jeunes qui allait plus tard devenir la Fosse aux lions. Ils s’appelaient Adham Mabrouka, Ashraf Mubaslat et Mohammad Dakhil. Leur assassinat avait déclenché un nouveau phénomène d’exécutions extrajudiciaires de jeunes hommes armés en Palestine.
Six mois plus tard, le camarade des trois martyrs, Ibrahim Al-Nabulsi (surnommé « le Lion de Naplouse »), était lui aussi assassiné, en même temps qu’Islam Subuh et le jeune Hussein Taha, 16 ans, le 9 août 2022.
Mohammad Dakhil est considéré comme l’un des cofondateurs du Lions’ Den. Toutefois, c’est l’assassinat d’Al-Nabulsi qui a provoqué la naissance du Lions’ Den. Walid Dakhil, le combattant de la résistance tué lors de l’invasion de Naplouse alors qu’il tentait d’aider Juneidi et Isleem, était le cousin de Mohammad Dakhil.
« Il aimait la vie », dit le plus jeune frère de Walid Dakhil. « Mon cousin aussi », poursuit-il.
« Mon frère Juneidi et moi-même saluerons tous les martyrs », enregistrait Isleem dans ses dernières paroles. « Je souhaite simplement que vous nous pardonniez, mes frères. De grâce, pardonnez-nous.
« C’est mon père ! » : le pire cauchemar d’un infirmier des secours d’urgence
Alors que le point central de l’opération avait lieu dans la Vieille Ville, l’offensive de l’armée se répandait dans Naplouse et atteignait le centre de la ville, où des gaz lacrymogènes étaient lancés sur les immeubles résidentiels et les habitations civiles.
Selon Ahmad Jibril, le directeur des services d’urgence de Naplouse, à peine une heure après le début de l’invasion, le personnel médical était déjà incapable ou empêché d’avoir accès à un grand nombre de blessés. Adnan Sabe Bara, 72 ans, était l’un d’eux et venait d’être touché en plusieurs endroits de son corps. Il était couché sur le sol, perdant tout son sang, pendant que les soldats israéliens empêchaient le personnel médical d’aller lui porter secours.
Deux autres Palestiniens, Mohammad Shaaban, 16 ans, et Abdelhadi Abed Aziz Al-Ashqar, 61 ans, ont eux aussi été blessés en plusieurs endroits de leur corps et sont morts de leurs blessures.
Al-Ashqar, qui vivait dans le camp de réfugiés d’Askar, à quelques kilomètres au sud-est de Naplouse, venait de quitter un lieu de prière, dit-on, quand il fut pris au milieu de l’invasion soudaine et en même temps criblé de balles par les Israéliens. Al-Ashqar fut hospitalisé et déclaré mort à l’hôpital Najah de Naplouse.
Mondoweiss s’est entretenu avec la veuve d’Ashqar, Umm Muhammad.
« La séparation et la perte sont difficiles en soi »,
a expliqué Umm Muhammad à Mondoweiss depuis sa maison au camp de réfugiés d’Askar, à 6 kilomètres au nord-est de la Vieille Ville de Naplouse.
« La séparation due à la perte en raison des balles de cet horrible régime est indescriptible. »
« Je me demande s’il était contrarié à mon sujet »,
dit-elle, en regardant tristement autour de sa maison.
« Non, il ne me l’aurait pas dit. »
Elle s’est retournée de nouveau et s’est adressée aux membres de la famille et aux femmes venus apporter leurs condoléances.
« Ce qui me consume l’esprit, c’est la façon dont je vais me comporter au cours des prochains jours »,
a ajouté Umm Muhammad.
La soeur d’Al-Ashqar est assise près d’Umm Muhammad, et ne cesse de répéter cette prière :
« Dieu nous accorde la patience en ces instants. »
Le premier membre de la famille à être au courant de la mort d’Ashqar a été son fils, Elias. Et ce, de la pire manière qui se puisse imaginer.
Elias est infirmier aux secours d’urgence de l’hôpital Al-Najah de Naplouse. Il allait finir sa pause juste avant le début de l’invasion. Le nombre important de blessés exigeait qu’il reste un peu plus longtemps en service.
Elias était censé réanimer un homme plus âgé qui avait été blessé, pour découvrir qu’il s’agissait de son père. Ses cris : « Allahu Akbar, mon père ! C’est mon père ! » ont été enregistrés dans une vidéo poignante qui a bien vite fait le tour des médias sociaux.
Elias, un infirmier palestinien de 36 ans, avait enchaîné les soins aux dizaines de blessés par balles par l’armée d’occupation Israëlienne. Puis est arrivé une autre victime…son père. Abdelaziz Ashqar, 61 ans.😰#Naplouse #Palestine #IsraelCrimes
pic.twitter.com/zig3uYpl95— moonbee (@BMoon_bee) February 23, 2023
À la maison funéraire à Askar, les yeux d’Elias se gonflaient de larmes quand les femmes montaient et descendaient l’escalier pour aller consoler sa mère et sa sœur.
« Même s’il avait été un combattant de la résistance, cette perte aurait pu être plus facile pour nous », a
déclaré Umm Muhammad à Mondoweiss.
« Je sais que nous considérons que nos martyrs sont exaltés par Dieu »,
a-t-elle dit, à moitié embarrassée et à moitié en larmes.
« Mais… comment ? Comment pourrai-je jamais accepter cela ? »
The brutal reality of the occupation manifest: Elias Ashkar, a nurse in Nablus, finds out the patient who had just died in front of him is his father. God help us. pic.twitter.com/1JV4vIu1GO
— Youssef (@modbeirut) February 23, 2023
« Comment se fait-il qu’on s’habitue à une personne qui vous parle tous les jours, vous aide à alléger vos blessures et vos douleurs, quelqu’un qui souhaite pouvoir supporter votre douleur à votre place et puis, brusquement, le voir partir ? Comment pourrais-je pardonner cela ? »,
a-t-elle poursuivi.
Umm Mohammad s’est alors mise à pleurer et les femmes autour d’elle pleuraient aussi. Sa fille unique se cachait dans sa chambre. « C’était sa fille gâtée », a expliqué la sœur d’Ashqar à Mondoweiss. « Il aimait tant cette fille. »
En début de mois, le 7 février, les forces israéliennes ont tué le jeune cousin d’Ashqar, Hamza Ashqar, 17 ans. Il a été touché au visage pour avoir lancé une pièce en métal en direction d’un véhicule militaire israélien au cours d’une incursion à Naplouse.
En dehors d’Askar, le reste de la ville de Naplouse est en deuil. Dans les dernières heures de la soirée, on ne voit que des jeunes hommes qui patrouillent dans les rues en petits groupes. C’est comme si la ville était devenue une ville fantôme habituée seulement par des jeunes.
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Mariam Barghouti est la principale correspondante de Mondoweiss sur la Palestine.
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Publié le 24 février 2023 sur Mondoweiss
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine