La funeste escalade dans les sentiments antipalestiniens de l’Allemagne

L’Allemagne criminalise les Palestiniens alors que les néonazis ont la permission de scander leurs slogans fascistes en public.

 

10 décembre 2017, Berlin, Allemagne. Des Palestiniens et leurs sympathisants manifestent contre la décision du président Donald Trump de reconnaître Jérusalem comme la capitale d’Israël (Photo : Anne Paq / Activestills)

10 décembre 2017, Berlin, Allemagne. Des Palestiniens et leurs sympathisants manifestent contre la décision du président Donald Trump de reconnaître Jérusalem comme la capitale d’Israël (Photo : Anne Paq / Activestills)

 

Majed Abusalama, 10 juin 2023

 

Le 6 juin, le Centre européen d’assistance juridique (CEAJ) publiait un rapport sur la répression de l’activisme palestinien au sein de l’Union européenne et au Royaume-Uni. Se concentrant sur la définition de travail de l’antisémitisme concoctée par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA), le document estimait qu’avaient eu lieu de « larges restrictions du droit de rassemblement et de la liberté d’expression », à propos des critiques envers Israël.

Dans l’un des trois pays sur lesquels se concentre le rapport – l’Allemagne – il a découvert des violations qui allaient du licenciement d’employés sur de fausses accusations d’antisémitisme au refus d’octroyer des espaces publics à des événements en faveur des Palestiniens ou encore à la suppression du financement de certaines organisations. Aucune des découvertes du CEAJ ne m’a surpris.

En tant que Palestinien habitant en Allemagne, j’ai déjà assisté à tout cela. Je suis venu dans le pays en 2015, après avoir survécu à près de trois décennies d’agression israélienne permanente contre Gaza.

J’ai porté le traumatisme de la guerre, du siège israélien brutal, du nettoyage ethnique constant et de la dépossession permanente de mon peuple des mains des occupants israéliens. Et, quand j’essayais de m’exprimer à ce propos, ou à propos de la souffrance de mon peuple, on me coupait aussitôt le micro.

On m’a mis constamment en garde : Je devais faire attention à ce que je disais car cela ne reflétait pas les « valeurs allemandes ». On m’a dit que j’étais un antisémite, que j’étais un terroriste.

J’ai tenté de faire entendre ma voix dans les médias traditionnels allemands, mais en vain. Si j’avais tenté d’écrire pour un journal israélien, j’aurais eu plus de liberté de m’exprimer que je n’en ai jamais eu dans les organes médiatiques allemands.

J’ai même été appelé au tribunal en raison de mon activisme propalestinien. En 2017, deux activistes israéliens et moi-même protestions contre la députée de la Knesset, Aliza Lavie, qui devait prendre la parole lors d’une soirée de propagande intitulée « La vie en Israël – Terrorisme, préjugés et chances de paix » à l’Université Humboldt de Berlin. Les médias allemands nous ont calomniés et faussement accusés d’antisémitisme, alors que l’université déposait contre nous une plainte pénale pour « intrusion ». On nous a immédiatement criminalisés pour nos protestations pacifiques. Mais, après trois ans de bataille juridique, nous avons été vengés – nous avons gagné !

Je suis passé par plusieurs autres pays d’Europe et je n’ai jamais été confronté à autant d’hostilité de l’État qu’en Allemagne pour mon activisme propalestinien. Et je sens que les violents sentiments antipalestiniens de l’État allemand atteignent de nouvelles hauteurs à chaque année qui passe.

Comme le faisait remarquer le rapport du CEAJ, la justification de la répression allemande contre tout ce qui se montre critique à l’égard d’Israël se situe réellement dans un antisémitisme supposé. Elle assimile le sionisme au judaïsme malgré le fait que cette fausse équivalence a été rejetée par d’innombrables associations et érudits juifs du monde entier.

Cette accusation a été activement utilisée à la fois par des institutions publiques et privées pour réprimer non seulement le mouvement de Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS), mais toute personne qui prend la parole pour exercer des pressions sur le régime israélien afin qu’il se plie aux lois internationales sur les droits humains et qu’il accorde aux Palestiniens les droits qui leur reviennent.

En 2019, le parlement allemand a adopté une résolution décrivant le mouvement BDS comme antisémite. Cette motion a été utilisée pour faire taire, réduire au silence et censurer l’activisme propalestinien, malgré le fait que les tribunaux allemands avaient déjà tranché contre les actions anti-BDS des autorités de l’État en plusieurs occasions, estimant qu’elles violaient la liberté d’expression.

Les fausses accusations d’antisémitisme ont également été utilisées pour cibler des individus spécifiques et plus particulièrement des personnes issues du contexte de la migration que l’on accuse ridiculement d’« introduire l’antisémitisme en Allemagne ».

En février 2022, le diffuseur de l’État allemand, Deutsche Welle, licenciait sept journalistes palestinien.ne.s et arabes pour avoir proféré des déclarations prétendument antisémites. Deux des journalistes, Maram Salem et Farah Maraqa sont allées en justice contre leur licenciement et contre la campagne qui les avait calomniées et elles ont obtenu gain de cause.

Mais les positions antipalestiniennes des autorités allemandes vont bien au-delà des tentatives en vue de réprimer la critique à l’égard d’Israël. Leur réponse féroce aux tentatives de la communauté palestinienne de commémorer la Nakba – le terme que les Palestiniens utilisent pour désigner leur nettoyage ethnique de leur patrie – démontre que leur but est littéralement de refuser l’existence des Palestiniens dans l’espace public.

L’an dernier, j’ai vécu physiquement toute la mesure de ce que cela signifie. Après que la police berlinoise avait interdit un rassemblement censé commémorer la Nakba et que deux tribunaux avaient entériné cette décision, des centaines de Palestiniens et leurs alliés avaient décidé de descendre dans les rues par petits groupes quoi qu’il en soit. Nous portions des keffiehs pour exprimer notre solidarité.

En dépit de nos petits nombres, la présence policière était débordante, avec des véhicules blindés déployés d’une façon qui me rappelait l’époque où j’étais chez moi, sous l’occupation et la colonisation israélienne.

Portant un keffieh et ayant l’air d’un Palestinien, j’ai été bloqué par une douzaine de policiers. Ils m’ont demandé ma CI et l’un d’eux m’a demandé pourquoi je portais un keffieh, ajoutant que je manifestais et que, de la sorte, j’enfreignais l’interdiction. Alors que je manifestais mon désaccord contre le fait d’être bloqué, les policiers m’ont soudain empoigné, agressé brutalement et arrêté. Ils m’ont quasiment disloqué l’épaule et j’ai dû être hospitalisé, pour cette raison.

Toutefois, la douleur psychologique de ce que j’avais vécu était bien pire que la douleur physique. On ne m’avait pas seulement refusé l’opportunité de pleurer publiquement la dépossession de mon peuple mais, deux jours plus tôt, alors que j’étais en compagnie d’autres Palestiniens et de sympathisants de notre cause, on m’avait également interdit de pleurer le décès de la journaliste palestinienne Shireen Abu Akleh, abattue par l’armée israélienne.

Cette année, nous avons à nouveau tenté de commémorer la Nakba. Nous avons tenté de mobiliser la gauche en encourageant des organisations environnementales, féministes et migrantes à se joindre à nous et nous avons organisé les préparatifs autour du slogan « Libérez la Palestine de la culpabilité allemande ».

Mais, une fois de plus, nous avons été interdits.

Certaines organisations ont défié l’interdiction, portant dans les rues des drapeaux Palestiniens et une banderole disant « Existence = résistance ». Une présence policière dense était là pour s’assurer que pas même un petit événement de flash-mob n’aurait lieu. Et, une fois de plus, ils nous ont accusés d’antisémitisme pour justifier notre oblitération de l’espace public.

Non seulement il s’agit d’une allégation non fondée, mais elle soulève également la question de savoir pourquoi la police allemande – si embarrassée par les déploiements antisémites en public – n’interdit pas les organisations racistes et néonazies qui, en fait, entretiennent des croyances antisémites, de défiler dans tout le pays. Par exemple, l’an dernier, tout juste deux mois après qu’il nous avait été interdit de commémorer la Nakba, les néonazis ont été autorisés de défiler dans la ville de Mayence ; et ce n’est pas la police qui les a dispersés, mais une importante foule d’antifascistes.

La communauté palestinienne en Allemagne est l’une des plus importantes d’Europe, mais elle est rendue invisible du fait qu’elle est régulièrement intimidée par la police et les institutions allemandes, placée sous surveillance et déshumanisée dans les médias comme étant antisémite et constituée de terroristes potentiels.

Ces tactiques visant à dépolitiser les Palestiniens peuvent affecter leur statut résidentiel, leur recherche d’emploi ou même de logement.

On est en droit de se demander ce que sont ces « valeurs allemandes » si, en leur nom, les Palestiniens sont systématiquement maltraités d’aussi brutale façon. On peut se demander si elles ne sont pas tout simplement un reflet du suprémacisme blanc, qui habilite l’État allemand à étendre l’apartheid israélien aux Palestiniens sur son propre territoire.

Cela a eu des conséquences néfastes pour les Allemands palestiniens. Nombre d’entre eux craignent de prendre la parole ; d’autres sont fatigués par le combat constant qu’ils doivent mener pour revendiquer le droit de libre expression dont bénéficie toute autre personne en Allemagne. Des intellectuels palestiniens ont été attaqués en public et stigmatisés, ce qui a souvent affecté leurs carrières.

Pourtant, les Palestiniens en Allemagne continuent de résister à la répression et au silence que leur impose l’État. Il existe une jeune génération de Palestiniens qui ne veulent pas se plier aux diktats allemands juste pour se sentir à leur place. Ils ne restent pas silencieux face à l’humiliation et aux pressions. Des organisations comme Palästine Spricht (La Palestine parle) ne laissent passer aucun acte de répression sans réaction et contestation en public.

Criminaliser les Palestiniens parce qu’ils prennent la parole pour leurs droits, alors que les néonazis ont la permission de scander leurs slogans fascistes en public, voilà bien un échec moral de l’Allemagne. Il est temps que la Palestine se libère de la culpabilité allemande. Il est temps que l’Allemagne cesse d’exiger que les Palestiniens paient pour ses crimes historiques et qu’elle se range du côté de la lutte palestinienne en faveur de la justice et de la libération.

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Publié le 10 juin 2023 sur Al Jazeera
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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(*) Majed Abusalama est un journaliste palestinien qui a déjà obtenu diverses récompenses. Il est universitaire, activiste et défenseur des droits humains.

 

 

 

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