Les libéraux laïques ont détruit les soulèvements arabes

Outre les dictateurs et leurs commanditaires occidentaux, les libéraux laïques arabes ont été la force antidémocratique la plus réactionnaire de la politique arabe au cours des trois dernières décennies.

Un manifestant égyptien agite le drapeau national sur la place Tahrir du Caire où se sont rassemblés des milliers de personnes pendant le soulèvement égyptien de 2011 (Photo : Marco Longari/AFP)

Par Joseph Massad, 14 janvier 2021

Une décade s’est écoulée depuis les soulèvements arabes contre l’ordre néolibéral soutenu par les États-Unis et l’Europe et les dictateurs arabes qui servaient les intérêts capitalistes, supprimant les droits économiques, politiques et civils de leurs populations. Des centaines de milliers d’Arabes, la grande majorité en Syrie et au Yémen, ont été tués depuis lors.

Alors que les soulèvements ont déposé le Tunisien Zine El Abidine Ben Ali, l’Égyptien Hosni Moubarak et le Yéménite Ali Abdullah Saleh – malgré le soutien occidental massif qu’ils avaient tous les trois reçu – les soulèvements n’ont pas pu destituer les autocrates bahreïnis, saoudiens, jordaniens, marocains ou omanais, ces insurrections étant pour la plupart passées sous silence par la presse occidentale.

Les États-Unis et leurs alliés européens de second rang ont fait tout ce qu’ils ont pu pour faire tomber les autocrates syriens et libyens, qui avaient refusé de se soumettre pleinement aux diktats impériaux, bien qu’ils s’orientent de plus en plus dans cette direction. L’intervention américaine comprenait au moins un milliard de dollars d’armes injectées en Syrie par l’administration Obama, dont une partie a fini entre les mains de rebelles liés à Al-Qaïda.

Carnages et pertes humaines

Les puissances occidentales ont finalement réussi à destituer le Libyen Mouammar Kadhafi, à priver le pays de ses richesses et à détruire la Libye dans une guerre sans fin, si ce n’est le vol du pétrole libyen en cours. Bien qu’elles n’aient pas réussi à destituer le Syrien Bachar al-Assad, elles ont réussi à ruiner la Syrie et à la plonger dans un carnage continu, avec des centaines de milliers de victimes.

Les tentacules de l’Occident sont en jeu dans tous les pays arabes, comme dans le reste du monde, et ils ont joué un rôle crucial dans l’issue, voire le déclenchement, de tout ou partie des soulèvements arabes. Mais leur rôle n’a pas été le seul à être décisif. La question de l’issue des soulèvements arabes doit être centrée sur ceux qui prétendaient diriger les manifestations, et qui sont venus parler en leur nom et décider de leur orientation.

Nous avons ici deux rivaux, économiquement néolibéraux et politiquement libéraux : les intellectuels et militants libéraux, laïcs et de la classe moyenne et certains de leurs alliés hommes d’affaires, et les intellectuels et militants islamistes, libéraux et de la classe moyenne et leurs alliés hommes d’affaires.

Les deux groupes rivaux parlaient un langage occidental libéral des droits de l’homme et des droits politiques. Mais ils se sont tous deux détournés de la question fondamentale des droits économiques, si ce n’est pour réclamer des solutions correctives modérées afin d’atténuer les effets les plus extrêmes de l’appauvrissement néolibéral. Ils n’ont jamais parlé, par exemple, de redistribution des terres (alors que la terre avait été redistribuée en Égypte dans les années 50, depuis la restauration capitaliste des années 70, elle est progressivement revenue aux riches), de nationalisation des banques et des usines, de limitation importante de la fuite des capitaux, d’augmentation massive de l’impôt sur les riches, ou même d’expansion majeure des services sociaux de l’État. Les radicaux parmi eux, comme leurs homologues occidentaux, pensaient que revendiquer un salaire minimum était la plus extrême des causes socialistes.

Contrairement aux libéraux laïques, qui ne proposaient qu’une rhétorique vide, les libéraux islamistes proposaient leurs associations caritatives mais aussi leurs banques “islamiques” néolibérales ainsi que des écoles et des hôpitaux pour atténuer les effets de l’appauvrissement néolibéral. Les deux faces d’une même pièce avaient cependant des sponsors étrangers différents.

Adulé par les médias occidentaux

Les libéraux laïques, qui ont affirmé que les soulèvements étaient de leur propre fait et que les libéraux islamistes étaient des usurpateurs, ont été adulés non seulement par les médias et les ONG occidentales, mais aussi par les dirigeants américains. De l’ancienne secrétaire d’État impérialiste Hillary Clinton (dont la déclaration sur Kadhafi – « Nous sommes venus, nous avons vu, il est mort » – a exprimé sa joie devant la destruction de la Libye) aux présidents des universités américaines de la Ivy League, virulents anti-palestiniens, dont certains ont applaudi les objectifs libéraux du “Printemps arabe”.

Les libéraux islamistes étaient principalement soutenus par le Qatar qui a calculé que les Frères musulmans seraient l’alternative la plus sûre aux dictatures existantes en dehors de la région du Golfe. Le Qatar avait correctement présumé que les Frères calmeraient les manifestants avec leur rhétorique politique libérale et religieuse, sans compromettre l’ordre capitaliste néolibéral.

Comme le projet des deux groupes était de contenir et de canaliser les protestations à des fins politiques et économiques favorables à l’impérialisme, il n’y avait pas de contradiction dans les alliances qu’ils formaient. En fait, ils ont tous deux cherché à s’allier avec les bailleurs de fonds impériaux des dictatures locales.

Outre les dictateurs arabes visés et leurs commanditaires américains et européens, la tâche principale de la contre-révolution est revenue à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis. Ils partageaient avec le Qatar l’objectif de sauvegarder leurs trônes, mais contrairement à ce dernier, ils ne faisaient confiance à aucun effort révolutionnaire. Les Saoudiens et les Émiratis ont insisté pour protéger les dictatures locales à tout prix, par crainte d’un effet domino qui mettrait fin à leur propre règne.

Les États-Unis et les pays européens, uniquement intéressés par leurs propres investissements économiques et politiques, ont opté pour la stabilité. Si le maintien d’un dictateur fantoche déstabilisait un pays, les puissances impériales soutiendraient un nouveau candidat – si celui-ci était jugé capable de rétablir la stabilité. Dans le cas contraire, elles insisteraient sur un retour à la dictature. Si ce retour échouait, elles plongeraient le pays dans le chaos, comme au Yémen.

Alliance autocratique

En Égypte, l’alliance entre les forces de l’autocratie comprenait les libéraux laïques, qui affirmaient que s’ils échouaient dans une compétition démocratique avec les islamistes, ils soutiendraient le rétablissement de la dictature. Après la victoire électorale des Frères en 2012, le nouveau gouvernement a été confronté à un large éventail d’ennemis puissants, tant nationaux qu’étrangers, et n’a donc pas réussi à stabiliser le pays, poussant les États-Unis et l’Europe à l’abandonner et à soutenir la restauration de l’autocratie.

En Tunisie, les libéraux laïques n’étaient pas moins sans scrupules que les libéraux islamistes (représentés par le parti Ennahda), mais ces derniers ont tiré la leçon de la trahison laïco-libérale en Egypte et ont fait profil bas. Cela a permis de maintenir la stabilité relative de la Tunisie, qui jusqu’à présent n’a pas conduit à un soutien occidental pur et simple de la restauration autocratique.

En Libye et en Syrie, les impérialistes occidentaux ont bien compris qu’une alternative stabilisatrice aux régimes existants était une chimère impossible, et ont décidé de plonger les deux pays dans un bain de sang, ce qui pourrait garantir le vol du pétrole libyen par l’Occident et affaiblir l’alliance tactique du régime syrien avec ceux qui résistent aux diktats américains dans la région. Ils ont réussi en Libye, mais ont eu des résultats mitigés en Syrie.

Au Yémen, les États-Unis ont lancé une guerre, prétendument contre Al-Qaïda, mais ont ensuite sous-traité la guerre aux Saoudiens et aux Émiratis, qui se sont embarqués dans la destruction massive du peuple yéménite. Il s’agissait d’un risque non calculé qu’ils tentent toujours de gérer.

Malgré les alliances multi-classes qui ont caractérisé les soulèvements, dans lesquelles les paysans pauvres, les chômeurs et les sous-employés des villes réclamaient des droits économiques, ce qui a condamné l’issue de ces luttes, c’est la direction libérale et de classe moyenne des soulèvements, laïque et islamiste, qui ne réclamait que des droits politiques et civils, mais pas de droits économiques.

Une lutte longue et ardue

Ces soulèvements ont éclaté en Algérie, en Irak, au Soudan et au Liban les années suivantes, motivés par les mêmes conditions économiques mais dont les porte-parole libéraux autoproclamés n’ont rien appris des échecs de la dernière décennie, les ont également condamnés. Des changements politiques cosmétiques, comme au Soudan et en Algérie, ont marqué l’apogée de leur succès, sans que les réalités économiques sur le terrain n’aient changé.

C’est ce que l’Occident a appelé “le printemps arabe”, dont j’ai expliqué l’histoire à l’époque dans un article paru sur Al-Jazeera, une expression américaine de la guerre froide empruntée au “printemps des nations” européen de 1848, mais associée surtout au “printemps de Prague” de 1968. Ce fut baptisé “Le printemps arabe” comme une astuce, mais aussi comme une reconnaissance impériale occidentale que ses dirigeants ne demandaient que des droits libéraux favorables à l’Occident.

Le coût en vies humaines de la dévastation et de la répression des soulèvements arabes a été énorme. La collaboration des libéraux laïques -devenus fascistes- avec les dictatures et les forces impérialistes dans un certain nombre de pays arabes a été déterminante et décisive. Pourtant, la principale voix du capitalisme néolibéral occidental, The Economist, blâme tout le monde sauf les libéraux laïcs.

Un éditorial récent a pontifié :

“Il n’y a pas de réponse unique à la question de savoir pourquoi les choses ont mal tourné pour les autres pays qui ont participé au Printemps arabe. Il faut accuser les puissances étrangères, de l’Iran et de la Russie à l’Occident impuissant et incohérent. Accuser les islamistes, qui ont souvent alimenté la division dans des surenchères cyniques pour le pouvoir. Mais surtout, accuser les hommes qui ont dirigé les États arabes après leur indépendance au 20e siècle”.

En bref, accuser tout le monde, sauf les libéraux arabes laïques qui, à part les dictateurs et leurs commanditaires impériaux, ont prouvé qu’ils étaient et restent la force antidémocratique la plus réactionnaire de la politique arabe au cours des trois dernières décennies.

La leçon de la dernière décennie, cependant, est que la seule façon de parvenir à la démocratie politique et économique est que les peuples arabes, comme tous les peuples du monde, se passent, dans leur activisme et leur organisation, de libéraux laïques locaux soutenus par les ONG occidentales qui détournent leurs luttes et leurs soulèvements, et se débarrassent de l’hypocrisie impérialiste de la rhétorique des “droits de l’homme”. Quant aux libéraux islamistes, en dehors de la Tunisie, ils ont cessé d’être une force politique majeure en raison de la répression massive dont ils ont fait l’objet.

Au lieu de cela, les peuples arabes doivent s’armer de dirigeants et d’un langage politique qui insiste sans complaisance sur la fin de la dictature politique et économique. Ce sera une lutte longue et ardue, mais qui ne doit pas permettre aux libéraux, quelle que soit leur couleur, de la détruire comme ils ont détruit la dernière tentative.


Publié le 14 janvier 2021 sur Middle East Eye
Traduction : MR pour ISM

 

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