Retrouver le corps de son fils dans une mare d’eau rougie de son sang

Vous voyez le corps de votre fils flottant les bras en croix dans une mare d’eau toute rougie de son sang. La mare se trouve au bas d’une cage d’ascenseur pour véhicules, dans l’aire de stationnement souterraine d’un nouveau bâtiment dans le sud de Tel-Aviv, à la construction duquel le père et son fils participaient.

Musa Dib (Photo : Alex Levac)

La police israélienne prétend qu’un Palestinien s’est tué dans une chute alors qu’il était pourchassé. Son père défend une tout autre théorie

Gideon Levy / Alex Levac, 1er avril 2021

L’image de son fils mort flottant dans l’eau rougie et stagnante au niveau moins 3 va hanter à jamais Musa Bib, un plâtrier. Chaque fois qu’il revoit la scène – l’image lui revient sans arrêt – des larmes affleurent dans ses yeux, déjà passablement rougis par l’insomnie.

Personne ne s’est encore soucié de lui raconter exactement ce qui est arrivé à son fils, Mohammed, qui travaillait au rez-de-chaussée, alors que Musa lui-même travaillait au cinquième étage de la structure, qui en compte sept. Cinq étages séparaient le père et son fils, mercredi dernier, ce jour particulièrement sombre. Au moment où le père s’était précipité vers le bas, après avoir entendu des cris, son fils flottait déjà dans une mare, au bas de la cage d’ascenseur.  

Que s’était-il passé, en fait ? La Police des frontières affirme que le jeune homme s’est tué en sautant dans la cage d’ascenseur quand les policiers ont fait irruption sur le site en construction afin de poursuivre des Palestiniens se trouvant en Israël sans permis. Mais Musa a soulevé une série de questions embarrassantes, toujours sans réponse à l’heure qu’il est.

Il nous montre une photographie du corps de son fils : Il porte une entaille très profonde à la tête, quelques égratignures sur le visage. Le reste du corps était intact, dit Musa. À son avis, cela l’autorise à soupçonner que Mohammed, 21 ans, n’est pas tombé de très haut, sinon la chute lui aurait laissé des fractures et des hématomes partout sur le corps. Il pense que quelque chose a provoqué la mort de son fils avant sa chute. L’autopsie qui était censée être effectuée avec le consentement de Musa n’a finalement pas eu lieu – on ne voit pas très clairement pourquoi non plus.

Mohammed Dib

Mohammed Dib

Le petit village de Shabtin, à l’ouest de Ramallah. Dans le ciel, des avions préparent leur descente vers l’aéroport international Ben-Gourion. Musa Dib a grandi ici, avec sa femme, Maryam, leurs cinq filles et leurs cinq fils. Mohammed était le plus jeune. Nous sommes assis dans la cour de la maison familiale. Juste à côté, il y a une maison pas encore terminée que Mohammed construisait pour lui-même et, espérait-il, son épouse, dans la perspective d’un futur mariage. C’est d’ailleurs lui qui a couvert les murs de plâtre ; son père lui enseignait le métier.

Lors de leur dernière conversation, au moment de la pause du petit déjeuner ce mercredi matin, Mohammed ne parlait que de la maison qu’il construisait. Musa se rappelle que son fils était exubérant et qu’il riait beaucoup. Il était heureux. Maintenant, le squelette de la structure, juste à côté, est orphelin.

À 57 ans, cela fait 40 ans que Musa travaille comme plâtrier en Israël. Il se lève à 4 h 30 chaque matin, se rend au travail vers 6 h 30 et revient le soir, quel que soit le temps. Ces 12 dernières semaines, il a travaillé dans un bâtiment que l’on érige au 110, Herzl Street. Dans le passé, Mohammed a travaillé dans la construction à Ramallah, ainsi que dans la colonie d’Alei Zahav. On lui a refusé un permis de travail en Israël à cause de son âge et du fait qu’il n’est pas marié.

Musa fait remarquer que Mohammed avait un « casier vierge » en Israël – il n’avait jamais été arrêté ni interrogé. Il avait commencé à travailler avec son père voici quatre semaines, dans la rue qui porte le nom du visionnaire de l’État juif. Musa déclare qu’il voulait terminer la formation de plâtrier de son fils puis prendre sa retraite.

Au cours du mois écoulé, ils se sont rendus à Tel-Aviv les dimanches. Musa passait par un check-point et Mohammed entrait en Israël par l’une des nombreuses brèches de la barrière de séparation, après quoi ils montaient dans le bus 111 reliant Modi’in à Tel-Aviv. C’était la première fois qu’ils travaillaient ensemble sur le même site. À la fin de chaque journée, Musa retournait à Shabtin, tandis que Mohammed passait la nuit sur le site en compagnie de quelques autres travailleurs palestiniens qui n’avaient pas non plus de permis d’entrée. Alors que les Israéliens de son âge étaient de sortie dans les environs pour s’amuser – le coin, « branché », est très animé la nuit – Mohammed se dissimulait dans le bâtiment froid et sombre, sans oser sortir. Le jeudi, il retournait chez lui avec son père.

Telle a été sa routine dans les dernières semaines de sa vie. La semaine dernière, les deux hommes n’avaient commencé à travailler que le lundi, en raison d’un différend mineur avec leur employeur. Ce jour-là, la police des frontières avait fait irruption dans le bâtiment et avait épinglé deux travailleurs. Musa dit qu’il ne les connaissait pas et qu’il n’a pas la moindre idée de ce qu’il est advenu d’eux. Mohammed était parvenu à se cacher. Après le départ des policiers, Musa avait décidé que son fils et lui rentreraient chez eux : Les élections israéliennes devaient avoir lieu le lendemain et il craignait de voir la police revenir sur les lieux.

Musa avait ramassé ses outils et lui et Mohammed étaient retournés chez eux, pour reprendre le travail le mercredi, le lendemain des élections. Après avoir bu du café, ils s’étaient mis au travail, Musa au cinquième étage, Mohammed utilisant une plâtrière mécanique, un genre de mixer, au rez-de-chaussée. Vers 11 heures du matin, ils s’étaient retrouvés pour manger ensemble et ils avaient eu la conversation enjouée déjà mentionnée par Musa. Puis, environ une demi-heure plus tard, Musa avait soudain entendu des cris : « Shurta, shurta ! » (« Police, police ! », en arabe). La peur s’était emparée de lui.

« La première chose à laquelle j’ai pensé, c’était mon fils », nous dit-il.

« J’ai pris le téléphone et j’ai appelé Mohammed. Il n’a pas répondu. J’étais effrayé. J’ai senti mon corps faiblir. J’ai déposé le tuyau que j’avais en main et je me suis précipité en bas à toute vitesse. Je suis arrivé à l’endroit où se trouvait la machine de Mohammed – et il n’était pas là. »

À ce moment-là, l’endroit fourmillait déjà de policiers et une ambulance était arrivée sur place. Tout le monde se hâtait vers la zone de parking en bas, au niveau moins 3, le niveau le plus bas du bâtiment. Musa s’y était précipité avec tous les autres. En chemin, il avait demandé ce qui s’était passé et on lui avait dit qu’un ouvrier était tombé dans la cage d’ascenseur. Il avait toutefois continué de courir, même si ses jambes se dérobaient presque sous lui. « Je me suis dit alors : ‘Inch Allah, Mohammed est parti.’ »

Au niveau moins 2, Musa était tombé sur l’entrepreneur, Rafi Shapira, qui lui avait dit, se souvient-il, « Musa, ce n’est pas ton fils. Ce n’est pas un ouvrier à nous. » Musa avait insisté pour voir le corps. La police avait tenté de l’arrêter, mais il avait forcé son chemin. « Puis, j’ai crié : ‘Mon fils, mon fils !’ »

L’un des policiers – Musa pense que son nom était Jawad – l’avait serré fortement sur sa poitrine et l’avait ramené au rez-de-chaussée. Tout étourdi, Musa avait appelé ses frères et ses fils. « Mohammed est tombé et il est mort », leur avait-il dil. « J’ai vu Mohammed dans l’eau, comme ceci », raconte-t-il maintenant, montrant la position de son fils, à plat ventre, les bras en croix.

« Et tout autour, il y avait plein de sang, et Mohammed était comme ça… » – et, cette fois, Musa ne peut plus retenir ses larmes.

Les policiers lui dirent qu’il devait se rendre au poste de police, à Tel-Aviv Sud, pour être interrogé. Le corps de Mohammed avait été placé près de la cage d’ascenseur ; ses frères qui, à ce moment, étaient arrivés sur place, ne purent le voir. Au poste, on demanda à Musa – apparemment, du personnel du département du ministère de la Justice venu pour interroger les policiers – quel travail il faisait et on lui posa également des questions sur Mohammed. On lui demanda de signer un formulaire afin de livrer le corps au Centre national de médecine légale d’Abu Kabir, à Tel-Aviv, pour un scanner. Une policière lui rendit le téléphone cellulaire de Mohammed ainsi que sa carte d’identité, ce qui avait suscita aussitôt de profonds soupçons chez Musa. Comment était-il possible que, si le corps flottait dans l’eau rougie de sang, le téléphone et la carte d’identité aient pu rester secs et sans la moindre tache ?

Il s’était mis à crier dans le bureau de police : « Un téléphone sur lequel il n’y a pas de sang ? Comment est-ce possible ? » Finalement, le frère de Musa, qui s’appelle lui aussi Mohammed, l’avait calmé quelque peu. Musa se demandait si, peut-être, son fils n’avait pas été arrêté avant sa mort et si on le lui avait pas pris son téléphone et sa carte d’identité – bien que cela eût contredit le rapport de la police des frontières, prétendant que les policiers qui avaient entamé les poursuites n’avaient eu aucun contact avec son fils.

« Vous l’avez tué », dit-il maintenant, au milieu de ses sanglots, et en utilisant le pluriel.

Après cela, la famille s’était rendue à Abu Kabir et Musa avait de nouveau été convoqué au poste de police, cette fois pour signer une autorisation pour l’autopsie. Il ajoute que la policière lui avait dit que le scanner avait été « grave ». Il ne lui restait plus de force, à ce moment. Il se sentait menacé, dit-il maintenant, de ne pouvoir récupérer le corps de son fils à moins de signer la décharge pour l’autopsie. On lui avait promis que cela ne durerait pas plus de deux heures, voire trois tout au plus.

Quelques heures plus tard, Musa avait décidé de retourner chez lui, dans son village, et de revenir le lendemain. L’entrepreneur, Rafi Shapira, l’avait emmené dans un café pour y déjeuner, le matin, puis il s’était de nouveau rendu à Abu Kabir. Cette fois, Musa et la famille avaient eu la permission d’entrer et d’aller voir le corps, deux personnes à la fois. Musa avait remarqué la profonde entaille à la tête mais, à part cela, le corps de Mohammed semblait intact. Ce n’est pas à cela qu’on peut ressembler après une chute de trois étages, pensait Musa.

« On nous a dit qu’il était tombé dans la cage d’ascenseur. Comment a-t-il pu tomber jusqu’au fond sans même se briser un seul doigt ? Il n’a pas une seule égratignure. Rien qu’au visage. Je veux comprendre.  Il y a quelque chose de louche. Quelque chose ne colle pas, ici. Nous avions quelqu’un au village qui était tombé d’une échelle et qui s’était fait sept fractures, et mon fils n’en a pas une seule, de fracture. Je ne comprends pas. »  

Aucune autopsie ne fut effectuée ; Musa réclama le corps de son fils. Une fois de plus, il lui fallut se rendre au poste de police, pour que les policiers autorisent l’institut médico-légal à libérer le corps de Mohammed. À midi, jeudi, le corps fut ramené à Shabtin et inhumé.

« Tout au long des années, j’ai souhaité à tous mes amis en Israël une heureuse Pessa’h (Pâque) : à Nati, de Givat Brenner (un kibboutz), à Ofir, d’Ashkelon, à Dudi,  d’Aseret, à Ami et à Nissim et à Ilan et Yael, de tout près d’Aseret – une fête heureuse à eux tous. Et voilà ce que j’ai reçu pour ce jour de fête. Mon fils est sorti d’ici pour gagner sa vie (et il en est mort). Je veux que tout le peuple d’Israël m’aide à découvrir la raison pour laquelle il a été tué. Je veux l’aide de tout le monde. Je dois savoir ce qui est arrivé à mon fils. »

Mercredi, quelques heures après l’incident, la police israélienne a adressé à Haaretz la déclaration suivante :

« Durant une activité des combattants de la Police des frontières – qui fait partie de la Police israélienne – visant à localiser des personnes présentes illégalement à Tel-Aviv – Jaffa, un peloton est arrivé plus tôt aujourd’hui même sur un site en construction de la ville. Au moment où les hommes sont arrivés sur place, un des travailleurs les a remarqués et s’est mis à courir et, au cours de la poursuite déclenchée par les combattants présents sur le site en vue de le rattraper, il a apparemment sauté dans une cage d’ascenseur profonde de quelques dizaines de mètres, dans une tentative de s’échapper. »

« Les combattants, qui lui ont administré les premiers soins, ont fait venir du personnel médical, qui a conclu que l’homme était mort. »

« Le travailleur illégal venait de la zone de Ramallah et avait un peu plus de vingt ans. »

En réponse à la question de savoir pourquoi aucune autopsie du corps n’a été effectuée malgré le consentement de la famille, l’unité du ministère de la Justice qui enquête sur la police a déclaré au correspondant de Haaretz, Bar Peleg, qui était arrivé sur les lieux peu après l’incident :

« Le département (du ministère de la Justice) qui enquête sur les agents est arrivé sur la scène de l’incident. Un examen préliminaire n’a pas donné lieu à des soupçons de délit criminel commis par un policier et, par conséquent, c’est la police qui a continué à se charger de l’événement. »  

Au 110, Herzl Street, le squelette d’un bâtiment impressionnant construit par Shapira Properties, comptant sept étages au-dessus du sol et trois de plus dans le sous-sol, a été drapé d’un tissu de couleur sombre. Une note fixée à la clôture informe les passants : « Une ordonnance de sécurité prévoyant la cessation des travaux » a été décrétée par le ministère du Travail. Le nom du chef de chantier a mystérieusement disparu de la liste des personnes responsables du site en construction. L’entrée est interdite.  

Derrière la clôture munie de scellés, il y a la descente vers la zone de stationnement du sous-sol – le site de la cage de la mort – et, apparemment, elle n’a pas été correctement fermée ni sauvegardée comme il se doit. C’est là que se cache également la vérité sur ce qui s’est passé ici, mercredi dernier, quand le personnel de la Police des frontières a surgi pour traquer des travailleurs opprimés de la construction au cours d’une opération spéciale menée juste avant Pessa’h – le festival de la liberté.


Publié le 1er avril 2021 sur Haaretz
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

Gideon Levy, est un chroniqueur et membre du comité de rédaction du quotidien Haaretz. Il a obtenu le prix Euro-Med Journalist en 2008, le prix Leipzig Freedom en 2001, le prix Israeli Journalists’ Union en 1997, et le prix de l’Association of Human Rights in Israel en 1996.

Il est l’auteur du livre The Punishment of Gaza, qui a été traduit en français : Gaza, articles pour Haaretz, 2006-2009, La Fabrique, 2009

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