La fermeture d’une usine d’Elbit : le travail de base et l’action directe ont été payants

Le travail de pression a posé les bases. L’action directe en est venu à bout.

Une action directe de Palestine Action

Une action directe de Palestine Action

Rivkah Brown, 11 janvier 2022

En août 2014, Adie Mormech recevait un message Facebook qu’il n’est pas près d’oublier. Le message venait de Wafaa, l’une de ses anciennes élèves à Gaza.

« Adie, tu te souviens de Huda qui était dans ta classe à Afaq ? C’était mon amie. »

Bien sûr qu’il se souvenait de Huda, de son humour, de ses excentricités : elle venait tôt en classe pour lui raconter des histoires ; les cadeaux qu’elle lui avait faits quand il était parti ; son excitation quand elle avait été sur le point de se marier. Huda, écrivait Wafaa, était morte.

Adie Mormech, un activiste de Manchester Palestine Action et un membre du comité d’Oldham Peace and Justice, avait enseigné à Huda et à Wafaa alors qu’il assurait un bénévolat dans le camp de réfugiés de Nuseirat, à Gaza, entre 2010 et 2011, et il était resté en contact avec les deux filles. Wafaa avait dit à Adie Mormech que la maison de Huda avait été frappée par un missile israélien et qu’elle, ainsi que ses deux enfants, son mari et sa belle-mère, avaient été tués. Dans le souvenir d’Adie Mormech, le message de Wafaa disait encore : « Nous sommes tous en morceaux, ici. » En fait, elle était plus sinistrement littérale encore : « Adie, ils ont tous été réduits en petits morceaux ! »

Il est quasiment certain que la bombe qui a rayé Huda et sa famille du monde des vivants avait été manufacturée par Elbit Systems. La société d’armement israélienne, la plus grande en son genre, fournit à l’État environ 85 % de ses équipements basés au sol, entre autres les drones armés Hermes dont on sait qu’ils sont utilisés contre les enfants palestiniens. La société a joué un rôle important dans la facilitation de l’occupation militaire israélienne, longue de plusieurs décennies, de la Cisjordanie et dans le blocus de la bande de , ce qui, par conséquent, l’a placée pour de bon dans le collimateur du mouvement propalestinien. Hier, celui-ci a engrangé une victoire importante contre la société.

Lundi, Elbit a annoncé la vente d’une de ses cinq filiales au Royaume-Uni, Ferranti Power & Control, à TT Electronics pour 9 millions de livres. C’est 6 millions de livres de moins que ce que Huda Ammori, cofondatrice de Palestine Action, estime que son organisation a coûté à la firme. Depuis août 2020, Palestine Action a ciblé l’usine de Ferranti, à Oldham, dans le Grand Manchester, via des actions directes de plus en plus perturbatrices, allant de jets de peinture, d’occupation des toitures à la destruction pure et simple des machines de production. Les protestations hautes en couleur de l’organisation ont fait la une de la presse nationale et se sont même attiré la colère des ministres israéliens. Malgré la répression de la part de la police locale – qui a effectué 36 arrestations depuis la première action et qui a contrecarré deux autres actions en cours –, Palestine Action n’a pas seulement persisté dans ses démarches, mais les a considérablement intensifiées. Les protestations locales sont devenues si fréquentes – hebdomadaires, depuis mai 2021 – qu’Elbit a conclu un accord de riposte rapide avec la police. Des agents ont été postés à l’extérieur de l’usine tout au long des bombardements de Gaza par Israël en mai 2021. Le mois suivant, Palestine Action a infiltré le site une fois de plus, cette fois en provoquant quelque 500 000 £ de dégâts et en forçant l’usine à fermer ses portes pendant plusieurs semaines. L’offensive fut sans merci – et elle finit par payer.

Pourtant, alors que Palestine Action a été le moteur de la campagne d’Oldham, elle n’a pas opéré seule. « Cibler l’usine d’Oldham, pour nous, était la chose logique à faire », dit Huda Ammori, qui a grandi dans la ville toute proche de Bolton. Une raison pour le faire était qu’il y avait déjà « du soutien sur place » quand Palestine Action a débarqué.

 

Le travail de base

Elbit a acheté Ferranti Technologies, ainsi que l’usine d’Oldham que la firme occupait, pour 15 millions de livres en 2007. Il allait falloir attendre neuf ans avant que l’acquisition n’attire la moindre attention sérieuse ou soutenue de la part des activistes locaux. Manchester Palestine Action (qui n’a aucun rapport avec Palestine Action), fut créé en 2014, à peu près à l’époque de l’opération « Bordure protectrice », Adie Mormech rejoignit ses rangs peu de temps après. L’organisation commença par protester à l’extérieur de l’usine d’Oldham en 2016.

De ces protestations naquit une campagne lente mais constante, avec des meetings de conseillers locaux et de parlementaires, des stands, des pétitions et des requêtes an faveur de la liberté d’information. Tant Adie Mormech que Huda Ammori citent la population asiatique locale – dont de nombreux membres étaient déjà des sympathisants de la cause palestinienne – dans l’aide qui a permis à la campagne de s’assurer une assise au niveau local. Les efforts de l’organisation furent passionnés mais sans grandes vagues : les pires perturbations qu’elle provoqua consistèrent à bloquer l’entrée de l’usine et à taguer « Free Palestine » sur ses marches, en juillet 2017. L’action fit la une des infos locales.

Bien que la campagne pût avoir suscité de « profonds changements » dans le Grand Manchester, Adie Mormech comprend pourquoi elle ne parvint pas à inspirer davantage les gens.

« Je pense que de nombreuses personnes ont vu le genre de rituel que représentaient (…) ces manifestations très modérées (…) ces discours et discussions, et bien des gens n’ont pas ressenti que c’était quelque chose pour eux, en partie parce que (…) ce qu’ils veulent, en fait, c’est passer tout de suite à ce qu’on a vu aujourd’hui. À leurs yeux, le changement ne va pas assez vite. »

 

Les Palestiniens se lancent dans l’action

Palestine Action est né de cette frustration vis-à-vis du rythme léthargique d’une grande partie du mouvement propalestinien. Née d’un père palestinien et d’une mère irakienne, Huda Ammori perçoit l’apartheid israélien comme une injure personnelle ; son arrière-grand-père a été abattu et tué par un soldat britannique peu après la sortie de la Déclaration Balfour ; son arrière-grand-mère était enceinte de son grand père, à l’époque. La politique était déjà dans son biberon et, au moment où elle est entrée à l’université, elle était déjà une activiste convaincue.

Huda Ammori a lancé la campagne de boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) à l’Université de Manchester, laquelle, récemment, a forcé l’administration à désinvestir 10 millions de livres de Caterpillar. En 2018, à peine sortie de l’université, Huda Ammori, elle devenait responsable de terrain pour la Campagne de solidarité avec la Palestine. Dans ce rôle, elle allait soumettre des parlementaires à des pressions et recevoir sans cesse les mêmes réponses fatiguées ; soit ils allaient exprimer une sympathie dénuée de la moindre volonté politique réelle, soit ils allaient donner une réponse passe-partout sur la nécessité de « reconnaître la Palestine » dans le cadre d’une solution à deux États.

Huda Ammori allait très vite perdre toutes ses illusions à propos de l’approche institutionnelle : « Bien qu’il y ait eu régulièrement des victoires significatives », dit-elle,

« cela n’avait tout simplement pas l’air de compenser la sévérité de ce à quoi était soumis le peuple palestinien. »

Elle ressentait le besoin d’action de façon aiguë : « Quand la situation est d’une telle urgence, il faut en faire bien davantage. »

Il y avait toujours un dernier espoir de changement. En 2019, dans son manifeste électoral, le Parti travailliste s’engageait en faveur d’un embargo sur les armes et il semblait en fait probable qu’il remporte la victoire et qu’il applique cet embargo. Quand Corbyn perdit ces élections, toutes les bribes de foi qui restaient à Huda Ammori en un changement depuis l’intérieur du système s’envolèrent – mais autre chose avait été allumé.

En juillet 2020, Huda Ammori et un groupe d’autres activistes fondaient Palestine Action. Comme le nom le suggère, leur but était de mettre depuis l’extérieur la pression sur l’État et les acteurs économiques. Le groupe décidait de concentrer sa stratégie sur une seule société – Elbit – afin de maximaliser son efficience et d’opérer surtout via des actes de désobéissance civile – le genre de tactique « normalisée » par Extinction Rebellion, estime Huda Ammori. Palestine Action n’était toutefois par la première organisation à appliquer cette tactique à Elbit.

 

#StopElbit porte ses fruits

Maren Mantovani siège au secrétariat international du Comité national BDS. S’adressant à Novara Media depuis le Portugal, elle fait remarquer qu’Elbit a figuré parmi les premières cibles du mouvement BDS dès la fondation de ce dernier en 2005. Depuis 2007 – et avec une intensité croissante depuis 2011, quand BDS a appelé à un embargo militaire international contre Israël – des activistes du monde entier ont perturbé les opérations d’Elbit de multiples façons et en enregistrant des succès remarquables.

Aujourd’hui, dans sa seizième année, la campagne a connu des victoires progressives, mais constantes. Parmi les exemples cités par Maren Mantovani, figure le désinvestissement d’Elbit opéré en 2009 par le fonds de pension d’État de la Norvège et l’annulation par le gouvernement brésilien en 2014 d’un important contrat avec la compagnie (bien que le gouvernement Bolsonaro vienne d’en signer un autre). Par une sinistre coïncidence, alors que la famille de son ancienne élève venait de se faire bombarder à l’aide d’armes d’Elbit à Gaza, Adie Mormech occupait le site de la compagnie à Shenstone en compagnie de huit autres activistes.

Depuis lors, Palestine Action a également ciblé Shenstone, ainsi que nombre d’autres sites Elbit, dont ceux de Leicester et de Bristol. Bien des raisons pourraient expliquer pourquoi leur campagne à Oldham a bien décollé alors que ce n’a pas été le cas pour d’autres. L’une d’elle est clairement le paquet d’années pendant lesquelles Adie Mormech et les autres ont mené la sensibilisation et la campagne. Le mouvement BDS, à l’instar de la quasi-totalité des mouvements des droits civiques avant lui, s’est appuyé sur un mélange de tactiques, pour remporter une victoire.

« Je pense que l’action et la mobilisation de la communauté constituent un duo parfait quand il s’agit de cibler ces usines »,

déclare Huda Ammori.

« Et la mobilisation de la communauté autour d’Oldham a été brillante. »

En outre, explique Adie Mormech, Palestine Action a donné à la campagne la poussée qu’il fallait pour qu’elle décolle enfin. Il espère qu’après la victoire de lundi, les « organisations de l’establishment » qui ont « toujours méprisé l’action directe (…) reconnaîtront cette mobilisation très importante et courageuse ».

« Croyez-moi », dit-il,

« j’ai vécu tous les différents aspects de cette campagne. Tous sont importants, mais ceci, c’est ce qui a donné le tour de vis, il n’y a pas de doute à ce propos. Si nous ignorons la chose, nous ignorons la façon de vaincre. »

°°°°°

Rivkah Brown est responsable de publication et journaliste à Novara Media. Elle est également rédactrice en chef de Vashti.

°°°°°

Publié le 11 janvier 2022 sur NovaraMedia
Traductions : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

Lisez également : Victoire de Palestine Action à Oldham : Elbit forcé de vendre Ferranti

Print Friendly, PDF & Email

Vous aimerez aussi...