Tu ne verras que les éclats du temps – Les films restaurés de Michel Khleifi

Dans ses nombreux films tournés depuis 1980 jusqu’à nos jours, le réalisateur palestinien Michel Khleifi a développé une esthétique cinématique des plus reconnues, qui mêle prises de vues documentaires et récits de fiction afin de construire des portraits lyriques de la vie en Palestine sous occupation militaire. Les films de Khleifi créent distinctement un réalisme mêlé d’éléments de fantaisie et de mythe en vue de réimaginer les diverses strates du souvenir et les visions à plusieurs facettes de la Palestine qui défient les histoires et discours officiels imposés d’en haut.

Le conte des trois diamants. (Michel Khleifi, 1994) © CINEMATEK

 

Carlos Kong (écrivain et historien de l’art vivant à Berlin), 15 juillet 2020

Né à Nazareth en 1950, Michel Khleifi est tout d’abord mécanicien automobile avant de quitter la Palestine en 1970 dans l’intention première d’aller travailler pour Volkswagen en Allemagne. En cours de route, Khleifi rend visite à un cousin vivant en Belgique, où il s’installe finalement et vit depuis lors. Il fait ensuite des études à l’Institut national supérieur des arts du spectacle (INSAS) à Bruxelles et travaille au service de la télévision belge afin de réaliser ses premiers films. CINEMATEK, les archives cinématographiques de Belgique, a récemment restauré plusieurs de ses œuvres, dont Ma’loul fête sa destruction (1985), Noce en Galilée [Urs al-Jalil] (1987), Cantique des pierres [Nashid al-Hajjar] (1990) et Le conte des trois diamants [Hikayatul jawahiri thalath] (1994). Cette restauration porte en elle la possibilité d’établir un nouveau discours critique sur l’œuvre de Khleifi et sur l’héritage qu’il laisse en tant que personnalité fondatrice du cinéma palestinien. En effet, les innovations formelles inaugurées par Khleifi à mi-chemin entre le documentaire et la fiction, de même que ses approches labyrinthiques de la mémoire historique palestinienne, continuent de résonner et de chercher leur voie du côté de l’imaginaire, comme c’est le cas pour des cinéastes contemporains de la diaspora palestinienne, telles Larissa Sansour et Basma Alsharif.

L’importance des réalisations de Khleifi est bien mise en évidence quand on les situe face aux contextes historiques et défis pratiques de la réalisation cinématographique en Palestine. Jusqu’à la fin des années 1970, les principales descriptions de la Palestine par des réalisateurs palestiniens se limitaient à des films produits sous les directives de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Bien que la réception de ces films ne se soit guère étendue très loin au-delà de la Palestine, leurs descriptions idylliques de la vie avant 1948 eurent une grande influence en galvanisant la résistance à l’oblitération par Israël des revendications territoriales et identitaires palestiniennes. Pourtant, leur nostalgie d’une patrie perdue submergeait toute position de distanciation critique par rapport à la société palestinienne. Pendant ce temps, Palestiniens et Arabes étaient grandement stéréotypés via des portraits négatifs tant dans le cinéma occidental que dans le cinéma israélien.

Les films de Khleifi ont été confrontés à de nombreuses complications à l’époque de leur production : difficultés pour obtenir un financement en vue de réaliser des films en Palestine et sur la Palestine ; manque de ressources et de formation en cinéma en Palestine ; peu de réseaux de distribution en Palestine et dans le monde arabe ; omniprésence de médias antipalestiniens empêchant la distribution en Occident ; la propre aliénation de Khleifi due à la migration ; et les combats profonds dans le fait de filmer dans les circonstances sans cesse changeantes de l’occupation : couvre-feu, surveillance, interférences et violence incessante. Pourtant, Khleifi a également travaillé à partir de l’intérieur d’une absence de représentations filmiques de la société palestinienne produites par des Palestiniens mêmes. Non seulement les films de Khleifi défient l’occupation militaire israélienne à travers de multiples périodes de l’histoire palestinienne tout en rejetant les stéréotypes orientalisants, mais ses narrations, semblables à des rêves, traitent de façon plus significative et en la critiquant la complexité et les contradictions internes de la société palestinienne – précairement suspendue entre la tradition et la modernité, parmi des relations hiérarchiques entre hommes et femmes et au travers de fossés générationnels entre ceux qui ont connu la Palestine avant l’occupation et les jeunes qui ne connaissent rien qui soit extérieur à cette réalité ou à ce conflit.

Les premières réalisations de Khleifi, comme La mémoire fertile (1980) — le premier véritable long métrage réalisé par un cinéaste palestinien à l’intérieur de la «Ligne verte» contestée de la Cisjordanie palestinienne – et Ma’loul fête sa destruction (1985) introduisent les diverses dynamiques entremêlées que Khleifi retravaille au travers de ses films, comme la mémoire et l’oubli, la violence passée et présente, le patriarcat et le rôle des femmes, et les droits à la terre palestinienne. Le court métrage Ma’loul fête sa destruction est centré autour des vestiges du village de Ma’loul, un microcosme de la très vaste expropriation subie par les Palestiniens de leurs terres et foyers après la partition de la Palestine et la création d’Israël en 1948.

Ma’loul débute par des prises de vues documentaires en accéléré de la fin du Mandat britannique et le film est entrecoupé de séquences d’archives de l’ancien paysage du village et de sa communauté avant la dévastation. Le grain pour ainsi dire tactile de ces insertions d’archives conjure la perte historique et la porosité de la mémoire tout en visualisant simultanément ce qu’Edward Saïd a perçu dans les films de Khleifi :

« Une image utopienne établissant une connexion possible entre les individus palestiniens et la terre palestinienne. » (1)

Entre ces fragments d’archives, le film dépeint le retour dans leur village natal et leurs anciennes propriétés des Palestiniens exilés de Ma’loul – une action permise seulement une fois par an, le jour de l’Indépendance. Cette juxtaposition entre la réalité de la destruction du passé et la survie des droits à une terre dont on se souvient est soulignée dans nombre de scènes qui suivent, comme dans celle où un homme qu’on interviewe retourne vers les fondations en ruine de son ancienne maison. Alors que Khleifi positionne le village comme un témoin de la destruction de la Palestine, le personnage interviewé suggère le potentiel d’inversion de l’érosion des droits en déclarant que « les droits ne disparaissent pas tant que vous vous obstinez à les revendiquer ». En montrant dans Ma’loul la persistance de cet endroit malgré ce qui s’est passé après 1948, Khleifi inaugure une idée centrale qu’il a ensuite explorée dans tous ses films, à savoir que

«les droits des Palestiniens restent latents dans les arbres, les vallées, les plats, les champs, les semences, les objets, les structures, les ruines, les normes et les traditions qui subsisteront ». (2)


Noce en Galilée
(1987)
se passe également dans un village palestinien, mais dont la communauté dynamique est confrontée à la double restriction de l’occupation militaire et, comme le suggère Khleifi, celle des traditions palestiniennes stagnantes. Lauréat du prix de la critique internationale à Cannes en 1987 et film le plus admiré de Khleifi, Noce en Galilée dramatise les événements entourant un mariage palestinien traditionnel qui doit avoir lieu en présence des officiers israéliens – un arrangement que le mukhtar (gouverneur) du village conclut avec les forces israéliennes afin de suspendre l’application du couvre-feu. Ce mariage fictionnel opère donc comme un code au travers duquel Khleifi démêle les tensions entourant la façon de maintenir en vie les traditions culturelles sous une occupation militaire. Comme Khleifi l’a expliqué dans une interview :

« Au contraire des générations aînées, j’ai dû entrer dans la défaite (…) naturellement, nous avons rejeté le blâme de la chose sur l’impérialisme ou le sionisme ou sur quoi que ce soit mais, ce que j’ai compris, c’est qu’il y a un autre élément derrière l’équilibre du pouvoir, et cet autre élément est en nous : la force d’Israël vient de notre faiblesse, mais notre faiblesse ne procède pas de leur force : elle vient des couches de contradictions et d’archaïsmes au sein même de notre société (…) Ainsi donc, j’ai essayé de monter un film qui parle de cela, qui va à l’intérieur de la relation de pouvoir afin de savoir pourquoi il en est ainsi. » (3)

Tout au long du film, Khleifi présente ces contradictions internes en termes de genres. Non seulement les hommes du village dénoncent la présence israélienne au mariage comme une émasculation de la tradition palestinienne, mais de nombreuses scènes d’impuissance masculine, d’autonomie des femmes et de violence domestique positionnent également les femmes palestiniennes – et, par extension, la Palestine même –, en même temps comme les objets sacrificiels des coutumes patriarcales et comme les agents libérés de l’autodétermination future.

Noce en Galilée déstabilise un compte rendu singulier du mariage à travers l’entrecoupement de perspectives contrastées, une technique que Khleifi développe plus avant dans des films postérieurs comme Cantique des pierres afin de fragmenter des points de vue subjectifs et les temporalités du temps historique. La cinématographie et la dramaturgie mettent en évidence des chocs internes d’expériences genrées tout en contestant la logique visuelle de l’occupation. Quand les soldats israéliens assistent au mariage, ils sont placés à la périphérie de la cérémonie et apparaissent sur les bords des cadres, une inversion de l’en-dedans et de l’en-dehors que Khleifi met en chorégraphie pour évoquer – et c’était toujours impensable à l’époque – de futures possibilités de coexistence. Le film fournit donc un compte rendu vivace de la façon dont une joie collective continue à survivre dans les circonstances chargées de l’occupation militaire et du déclin des traditions patriarcales.

Dans Cantique des pierres (1990) et Le conte des trois diamants (1994), Khleifi prend comme point de départ des visions de coopération, du fait que les deux films ont été réalisés durant la Première Intifada et qu’ils reflètent sa violence. Cantique dépeint le retour en Palestine d’une femme exilée et ses retrouvailles romantiques avec un ancien amant emprisonné quinze ans plus tôt, à l’époque où la femme était partie. Le couple non nommé met en scène les conflits de l’exil et du retour – « L’exil, c’est la désolation mais plus terrible est le retour », annonce l’homme – et il allégorise plus avant la position même de Khleifi en sa qualité, à la fois, d’autochtone et d’étranger par rapport à la Palestine. Cantique est peut-être le film le plus formellement expérimental de Khleifi. Juxtaposant dialogues poétiques, interviews d’allure ethnographique de Palestiniens déportés, les prises de vues documentaires de Palestiniens blessés durant l’Intifada et la narration fictionnelle de la liaison du couple, Khleifi réarrange ces éclats d’images, de mots et de sons en une performance elliptique du traumatisme de l’exil. À l’instar du couple dans le film d’Alain Resnais, Hiroshima mon amour (1959), le couple de Cantique évoque de manière saisissante la façon dont la dynamique psychologique de la dépossession est véhiculée à travers nos existences intimes. Tout au long du film, la femme observe à maintes reprises son reflet dans des miroirs afin de signifier le fait qu’elle est prise au piège dans le passé, tant dans son précédent soi que dans la Palestine d’avant son exil. L’homme apparaît souvent comme regardant par une fenêtre, marquant ainsi la continuation de sa détention antérieure dans un monde emprisonné entre des clôtures, des couvre-feux et des check-points. En fin de compte, Cantique présente l’amour du couple comme un exil de l’exil même, faisant revivre le passé en même temps qu’il le quitte afin de reconquérir l’intensité du fait d’être ensemble en dépit de la violence.

Le conte des trois diamants poursuit l’exploration d’une liaison dans le contexte de la Première Intifada, mais il concentre cette histoire fantastique sur l’amour innocent entre deux protagonistes âgés chacun de douze ans, Yusuf et Aida. Les conditions historiques très dures de la violence ambiante sont palpables, dans Le conte – le premier long métrage tourné intégralement dans la bande de Gaza. Les enceintes spatiales et territoriales de Gaza sont impliquées à de multiples reprises, dans le film, du fait que Yusuf vit dans un camp bien délimité et que son père absent reste en prison. Le film tourne autour de la quête surréelle de Yusuf afin de trouver trois diamants du collier de la famille d’Aida qui ont disparu quand la famille a quitté Jaffa pour Gaza, après 1948, afin que Yusuf se voie accorder la permission d’épouser Aida. Le recours par Khleifi à des séquences oniriques, proches d’un réalisme presque magique tout au long du Conte, baigne entièrement la vision humaniste sous-tendant toute son œuvre filmique, dans laquelle l’actualité des frontières violentes est surpassée dans le dépassement des limites exprimé par les folies et les rêves de Yusuf et Aida.

La restauration par CINEMATEK de ces quatre films de Michel Khleifi contribuera non seulement au renom de films déjà fameux comme Noce en Galilée, mais continuera à mettre en lumière d’autres films moins connus mais tout aussi exceptionnels, comme Cantique des Pierres etLe conte des trois diamants, dont les descriptions fragmentaires et mythiques d’une violence non résolue revendiquent néanmoins les univers imaginaires de la résilience palestinienne.

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 La phrase titre « Tu ne verras que les éclats du temps » est extraite des dialogues du film de Michel Khleifi, Cantique des pierres (1990).

 

Notes

  1. Edward Said, à propos de Michel Khleifi, cité dans Brenna Bhandar, Colonial Lives of Property : Law, Land, and Racial Regimes of Ownership (Durham : Duke University Press, 2018), p. 112.
  2. Ariella Aïsha Azoulay, Potential History : Unlearning Imperialism (Londres et NY : Verso, 2019), p. 478.
  3. Miriam Rosen et Michel Khleifi, « Noce en Galilée : Une interview de Michel Khleifi », Cinéaste (Vol. 16, n° 4, 1988), p. 52.

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Publié le 15 juillet 2020 sur Cinema.be
Traduction : JM Flémal, Charleroi pour la Palestine

 

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