Ali Abunimah : “Comment arrêter la Troisième Guerre mondiale ?”

Une analyse importante, mais aussi inquiétante, d’Ali Abunimah, Palestinien vivant aux Etats-Unis, cofondateur et directeur exécutif du site The Electronic Intifada, source importante d’informations, dont nous traduisons régulièrement des articles.

Ali Abunimah, 2 mars 2022

Mardi, j’ai rejoint Rania Khalek dans son émission Dispatches (Dépêches), sur BreakThrough News, afin de parler de la guerre en Ukraine et de la dangereuse ruée vers l’escalade.

On peut découvrir toute la discussion dans la vidéo ci-dessus.

Dans les premières 24 heures de la diffusion en direct de notre conversation, elle a été vue plus de 50 000 fois. Selon moi, il s’agit d’une indication de la soif d’analyse et de contexte à laquelle les médias traditionnels ne répondent tout simplement pas, au beau milieu de tout ce brouillard de propagande.

Ici, je désire citer quelques points importants de notre conversation et quelques éléments contextuels additionnels.

L’atmosphère actuelle me rappelle la période terrifiante qui a suivi les attentats du 11 septembre 2001.

À l’époque, si on demandait pourquoi cela s’était produit, comment cela s’était produit, ce qui avait fait qu’on en était arrivé là et quelles étaient les mesures des États-Unis qui pouvaient en avoir créé les conditions, on était immédiatement accusé de justifier les attentats du 11 septembre.

L’analyse, la réflexion, l’hésitation, tout cela faisait de vous un ennemi. Rien n’avait le droit d’interférer avec la marche vers la guerre – d’abord en Afghanistan, ensuite en Iraq.

Mais si bien des personnes qui avaient admis les prétextes à ces guerres avaient su ce qu’elles savent aujourd’hui, auraient-elles encore soutenu la « guerre mondiale contre le terrorisme » ?

L’attaque russe contre l’Ukraine – massivement condamnée par l’Assemblée générale de l’ONU ce mercredi – est un autre moment de style « 11 septembre », d’abord pour les Ukrainiens, qui vivent le traumatisme, la terreur et la violence que subit toute population soumise à une agression militaire – que ce soit au Yémen, en Palestine, en Irak, en Afghanistan, en Syrie, en Éthiopie ou, effectivement, depuis 2014, dans la région du Donbass en Ukraine.

Mais c’est également un moment « 11 septembre » dans le sens où toute réponse a le potentiel de modeler le monde pour plusieurs décennies.

Cette fois, c’est sans doute encore plus dangereux, puisque vient s’y ajouter un risque non négligeable de guerre nucléaire.

 

Il manque un contexte

Khalek et moi-même avons discuté de la propagande totale qui joue avec les émotions et l’indignation justifiable à propos de l’invasion russe afin d’inciter le public à accepter que la seule réponse possible réside dans l’escalade militaire – alimenter le terrain du conflit en armes américaines et européennes et en combattants « volontaires ».

Tout d’abord, toutefois, nous avons quelque peu contextualisé ce qui a posé les bases de cette crise.

Ceci inclut la trahison des nombreuses promesses occidentales faites aux dirigeants soviétiques à la fin de la guerre froide et selon lesquelles l’alliance militaire de l’OTAN ne s’étendrait pas vers l’est.

J’ai fait remarquer qu’une mise en garde sévère contre le fait que l’extension de l’OTAN allait aboutir à une confrontation catastrophique avec la Russie avait été formulée voici plus de vingt ans déjà, non pas par une personnalité de gauche hostile à la guerre, mais par George Kennan, le cerveau même de la stratégie américaine de « l’endiguement » de l’Union soviétique, et ce, en pleine époque de la guerre froide.

 

Nous avons également parlé de la prédiction visionnaire remontant à 2015 du spécialiste des sciences politiques de l’Université de Chicago, John Mearsheimer, selon laquelle l’Ukraine allait « au naufrage » si ses dirigeants continuaient de permettre que les États-Unis utilisent leur pays comme un pion contre la Russie.

Il avait dit que les EU devraient soutenir la neutralité de l’Ukraine.

https://twitter.com/ASBMilitary/status/1497346015233560581?ref_src=twsrc%5Etfw%7Ctwcamp%5Etweetembed%7Ctwterm%5E1497346015233560581%7Ctwgr%5E%7Ctwcon%5Es1_&ref_url=https%3A%2F%2Felectronicintifada.net%2Fcontent%2Fhow-stop-world-war-iii%2F34936

(Vous pouvez visionner ici la totalité de l’exposé de Mearsheimer en 2015 – en anglais.)

 

« Des effets pervers »

Ce contexte est important, comme l’est tout autant la réflexion sur les retombées catastrophiques des guerres et interventions américaines, particulièrement les invasions de l’Irak et de l’Afghanistan qui ont suivi le 11 septembre.

Au lieu de cela, à peine quelques mois après le retrait américain chaotique de l’Afghanistan et l’effondrement du régime fantoche de Kaboul soutenu par Washington, on assiste à une fuite en avant vers un nouveau désastre potentiel en Europe.

Comment peut-on argumenter ? Comment peut-on nier que la menace russe est réelle et imminente, exactement comme l’était la menace de terrorisme en 2001 ?

 

Empêcher l’escalade de cette guerre ne se limite pas à épargner au peuple de l’Ukraine une violence et une souffrance que personne ne devrait endurer, mais arrêter une marche possible vers une Troisième Guerre mondiale.

J’ai fait remarquer que Hillary Clinton, qui a soutenu ou participé à tant que guerres et interventions calamiteuses des EU, y compris en Syrie, en Irak et en Libye, salivait désormais à la perspective d’une répétition de ce genre de scénario en Ukraine.

Le plan est le même que celui de la stratégie américaine contre les forces soviétiques en Afghanistan dans les années 1980.

L’architecte de cette politique, le conseiller en sécurité nationale du président Jimmy Carter, Zbigniew Brzezinski, avait écrit que le but consistait « à faire saigner les Soviétiques le plus possible et le plus longtemps possible ».

« Cela ne s’est pas bien terminé pour les Russes » a expliqué Clinton à MSNBC cette semaine.

« Mais le fait est qu’une insurrection très motivée, puis financée, puis armée a fondamentalement chassé les Russes de l’Afghanistan. »

Ce que Clinton n’a pas mentionné, c’est que l’affaire ne s’est pas bien terminée non plus pour le peuple afghan.

Il a souffert de la guerre pendant plus de 40 ans, dont les 20 années de l’invasion et de l’occupation par les Américains. Aujourd’hui, on a décidé de laisser le peuple afghan mourir de faim.

L’ancienne secrétaire d’État n’a pas fait allusion à « d’autres effets pervers » de la politique américaine consistant à déverser des milliards de dollars d’armes et des nuées de rebelles en Afghanistan. Ce que pourraient être ces conséquences, elle ne l’a pas dit en cette occasion.

Toutefois, il y a plusieurs années, alors qu’elle insistait en faveur d’un soutien permanent de l’occupation américaine en Afghanistan, elle avait été plus explicite.

« Soyons honnêtes, nous avons aidé à créer le problème que nous combattons actuellement », avait-elle dit à l’interviewer de Fox News. Et d’ajouter :

« Parce que, quand l’Union soviétique a envahi l’Afghanistan, nous avons eu cette brillante idée que nous allions venir au Pakistan et créer une force de Moudjahidine, de les équiper de missiles Stinger et de toutes sortes d’autres choses, afin qu’ils aillent aux trousses des Soviétiques en Afghanistan, et nous avons réussi notre coup. Les Soviétiques ont quitté l’Afghanistan et nous avons dit : « Super, au revoir ! », laissant ces gens entraînés, des fanatiques, en Afghanistan et au Pakistan, les laissant sur place bien armés, créant ainsi un beau gâchis qu’à l’époque, franchement, nous n’avons pas vraiment reconnu parce que nous étions tellement heureux de voir tomber l’Union soviétique. »

L’un de ces « fanatiques » – un autre « effet pervers » – n’était autre qu’Oussama ben Laden, que les EU ont accusé d’avoir préparé les attentats du 11 septembre.

Mais quelle que soit la compréhension qu’a eue Hillary Clinton de l’affaire il y a quelques années, elle est bien oubliée aujourd’hui.

Dans son interview pour MSNBC cette semaine, elle semble impatiente d’assister à une répétition du « succès » afghan – et elle n’est pas la seule.

Ses prétendues larmes versées pour « les femmes et les filles afghanes » en janvier dernier encore ont séché depuis et elle bat de nouveau les tambours de la guerre.

Comparant l’Ukraine à l’Afghanistan, Hillary Clinton a dit à MSNBC que ce dernier était « le modèle que les gens envisagent aujourd’hui ».

« Si des armes pouvaient entrer en quantités suffisantes – et ce devrait être le cas – le long de certaines des frontières entre d’autres nations et l’Ukraine (…) cela peut continuer à contrecarrer la Russie. »

« Il nous faut fournir des armes en suffisance pour l’armée et les volontaires de l’Ukraine »,

a-t-elle affirmé.

Elle est prête à enfourner le peuple de ce pays dans le moulin à viande d’une guerre par procuration des superpuissances, mais la stratégie est exactement la même – et les « effets pervers » sont potentiellement tout aussi désastreux – même en parvenant à éviter un holocauste nucléaire.

Cette fois, les fanatiques bien entraînés et endurcis au combat seront des extrémistes venus de toute l’Europe et d’ailleurs, menés par le bataillon des néonazis ukrainiens Azov, parmi d’autres groupes ukrainiens d’extrême droite qui ont bénéficié du soutien américain depuis que Washington les a utilisés pour fomenter un coup d’État en 2014.


Donnez une chance à la paix (sérieusement)

Ainsi donc, quelle est l’alternative ? J’ai expliqué à Rania Khalek que, quelles que soient les critiques qu’on peut avoir à l’encontre du président ukrainien Volodymyr Zelensky, il y avait deux choses à remarquer :

Zelensky, un ancien comédien sans la moindre expérience politique, a été élu suite à une victoire écrasante en 2019, sur sa promesse de mettre un terme à la guerre dans la région du Donbass en recourant à des négociations avec la Russie.

« Je suis prêt à faire un marché avec le diable, pourvu que plus personne ne meure », a-t-il dit.

Cet empressement n’a toutefois pas suffi, du fait que les États-Unis n’ont pas l’intention de renoncer à l’Ukraine en tant qu’arme contre la Russie.

Comme l’avait dit en 2020 l’éminent député américain du Parti démocrate, Adam Schiff :

« Les États-Unis aident l’Ukraine et son peuple à combattre la Russie là-bas, et nous ne devons donc pas combattre la Russie ici. »

Incidemment, ce genre de langage a servi régulièrement de refrain dans la « guerre contre le terrorisme ».

Par exemple, dans un discours de 2007 dans lequel il justifiait les invasions par les EU de l’Irak et de l’Afghanistan, le président George W. Bush avait déclaré : « Nous les combattrons [les terroristes] là-bas, de sorte que nous n’aurons pas à les affronter aux États-Unis d’Amérique. »

Pourtant, même si son pays est envahi et s’il bénéficie du soutien international tout en mobilisant le moral de son peuple, Zelensky s’est engagé dans des pourparlers avec la Russie et il exprime son intention de les voir se poursuivre.

Ce peut être un reflet de la réalité militaire : la Russie domine d’une façon écrasante. Mais, dans les négociations, le match pourrait être un peu plus équilibré.

La Russie se tiendrait d’un côté de la table et, de l’autre côté, il y aurait l’Ukraine, soutenue par ses nombreux alliés puissants.

Au lieu de pousser à l’escalade de la guerre comme Washington et les Européens s’empressent de le faire, pourquoi n’y a-t-il pas un effort massif de la part des prétendus amis de l’Ukraine pour soutenir les négociations ?

Pour autant qu’elles ne soient pas totalement sabotées, les négociations entre la Russie et l’Ukraine sont traitées comme un spectacle de seconde zone par l’« Occident ».

Elles devraient figurer au centre de l’attention, tout d’abord pour faire cesser les tueries et la destruction en Ukraine, qui, dans une guerre, touchent toujours bien plus durement les civils, mais qui dévasteront également des familles en Russie qui pourraient n’être plus désireuses de voir leurs fils mourir.

Toutefois, une solution politique durable requerrait la volonté des Occidentaux de prendre au sérieux les très vieilles inquiétudes de la Russie à propos de l’expansion de l’OTAN.

L’Ukraine a déjà dit qu’elle était disposée à discuter l’abandon de sa proposition de rallier l’OTAN et son retour au statut neutre dont elle jouissait avant le coup d’État de 2014 soutenu par Washington.

Les enjeux ne pourraient pas être plus élevés.

Rappelons que, pour qu’elle soutienne l’invasion de l’Irak en mars 2003, le gouvernement des EU a noyé sa population sous une propagande d’un alarmisme sinistre concernant des armes de destruction massive qui n’existaient même pas.

« Nous ne voulons pas que du canon fumant sorte un nuage en forme de champignon », avait dit notoirement la conseillère de la sécurité nationale Condoleezza Rice quelques mois avant l’invasion, esquivant ainsi la totale absence de preuves pour soutenir les allégations américaines.

Au contraire des armes mythiques de l’Irak, les armes nucléaires russes et américaines existent bel et bien et, cette fois, nous sommes confrontés à la possibilité bien réelle de voir surgir des nuages en forme de champignons. Même si cette possibilité reste éloignée, elle n’est en aucun cas acceptable.

La manière de l’éviter est une diplomatie internationale de l’urgence, sérieuse, à grande échelle qui traitera de façon complète les conflits larvés de l’Europe de l’après-guerre froide.

Les Européens doivent mettre en pratique eux-mêmes ce qu’ils prêchent au reste du monde : la guerre ne résout rien, il faut régler ses différends de façon pacifique.

C’est cela, et non l’escalade ou l’intervention, que nous tous, et spécialement à gauche, devons exiger.

°°°°°

Ali Abunimah, cofondateur et directeur exécutif de The Electronic Intifada, est l’auteur de The Battle for Justice in Palestine, paru chez Haymarket Books.

Il a aussi écrit : One Country : A Bold Proposal to end the Israeli-Palestinian Impa

                                        °°°°°

Publié le 2 mars 2022 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

Lisez également : La crise ukrainienne met en évidence l’hypocrisie occidentale à propos du vol de territoire par Israë

Print Friendly, PDF & Email

Vous aimerez aussi...