La guerre contre Gaza : L’opposition juive à Israël est aussi ancienne que le sionisme même

Les Juifs européens et américains ont été à l’avant-plan de l’opposition au sionisme depuis sa naissance en tant que mouvement colonial de peuplement à la fin du 19e siècle.

 

22 février 2024. Des protestataires manifestent devant le quartier général new-yorkais du Comité américain des affaires publiques d’Israël (AIPAC), un groupe de pression pro-israélien, en raison de l’influence qu’il exerce sur le soutien américain à Israël au cours de l’actuelle offensive contre Gaza. (Photo : John Lamparski / Reuters)

22 février 2024. Des protestataires manifestent devant le quartier général new-yorkais du Comité américain des affaires publiques d’Israël (AIPAC), un groupe de pression pro-israélien, en raison de l’influence qu’il exerce sur le soutien américain à Israël au cours de l’actuelle offensive contre Gaza. (Photo : John Lamparski / Reuters)

 

Joseph Massad, 29 février 2024

La semaine dernière, des centaines de personnes protestaient à Manhattan devant le siège du Comité américain des affaires publiques d’Israël (AIPAC), le plus puissant des groupes de pression pro-israéliens aux États-Unis, ainsi que devant les bureaux des sénateurs américains qui reçoivent des fonds de l’AIPAC. Ces personnes réclamaient un cessez-le-feu. La police a arrêté 12 des manifestants.

L’action avait été mise sur pied par la section new-yorkaise de l’organisation antisioniste Jewish Voice for Peace (Voix juive pour la paix – JVP) et constituait la dernière en date des dizaines de manifestations juives conte la guerre génocidaire d’Israël contre Gaza.

En novembre, des activistes juifs ont occupé la statue de la Liberté, exigeant un cessez-le-feu immédiat et scandant « Pas en notre nom ! ». Les protestations, incessantes depuis le 7 octobre, confirment ce que les organisations pro-israéliennes craignent depuis les deux décennies écoulées : que le soutien à Israël régresse parmi les Juifs américains.

En fait, une étude menée par le Jewish Electorate Institute (Institut de l’électorat juif) en juin et juillet 2021 a découvert que 22 pour 100 des juifs croyaient qu’Israël « commettait un génocide contre les Palestiniens », alors que 25 pour 100 admettaient qu’« Israël est un État d’apartheid », et que 34 autres pour 100 pensaient que « le traitement infligé aux Palestiniens par Israël était similaire au racisme présent aux EU ». Parmi les personnes de moins de 40 ans, 33 pour 100 estimaient qu’Israël commettait un génocide contre les Palestiniens. Ces chiffres ont été collectés deux ans avant l’actuel génocide.

À l’instar de JVP, une congrégation juive appelée Tzedek, fondée en 2015, s’était initialement profilée comme « non sioniste » mais, plus tard, s’était redéfinie comme « antisioniste ». Les membres, majoritairement jeunes, de ce genre d’organisations, révèlent également un glissement générationnel, parmi les Juifs américains.

Les Juifs américains qui s’opposent au génocide des Palestiniens par Israël ne sont pas les seuls. Les organisations juives britanniques ont elles aussi été actives dans les manifestations de masse qui ont eu lieu au Royaume-Uni depuis octobre. Ces organisations comprennent Jewish Voice for Labour (Voix juive pour le Labour) et le Jewish Network for Palestine (Réseau juif pour la Palestine), dont les membres ont également manifesté sous des bannières comme « Pas en notre nom ». L’organisation juive britannique Na’amod a elle aussi été active en s’opposant à l’occupation et à l’apartheid d’Israël et en organisant des manifestations et des veillées de soutien aux Palestiniens.

Dans la France ultra-sioniste, des douzaines de personnalités juives en vue ont été actives en s’opposant au génocide en cours, réclamant un cessez-le-feu et même la fin de l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza. Cette évolution n’est pas très nouvelle, en France. En 2018, l’Union juive française pour la paix avait réclamé un boycott total d’Israël malgré les efforts en France en vue de criminaliser ces boycotts. Par conséquent, l’organisation, qui reste active dans les marches contre le génocide, a perdu son financement par l’État.

En Allemagne, des activistes juifs, dont des artistes, des écrivains et des gens des professions libérales, ainsi que des organisations comme Judische Stimme (Voix juive) ont été en première ligne du combat contre l’offensive israélienne et de la condamnation de la répression par l’Allemagne des critiques à l’égard d’Israël et de la transformation en boucs émissaires des communautés musulmanes et arabes.

Ma chère amie Evelyn Hecht-Galisnky, une infatigable activiste juive allemande contre le sionisme et membre de la coalition anti-occupation des organisations juives, European Jews for a Just Peace (Juifs européens pour une paix juste), en est un exemple parmi d’autres. Le père d’Evelyn, Heinz Galinski, un survivant de l’Holocauste d’Auschwitz, a dirigé le Conseil central des Juifs d’Allemagne occidentale de 1954 à 1962 et, une nouvelle fois, de 1988 à sa mort en 1992. Un chrétien allemand pro-israélien a accusé Evelyn d’« antisémitisme » en raison de son antisionisme.

Mais il n’y a rien de neuf, dans tout cela. Les Juifs européens et américains sont aux avant-postes de l’opposition au sionisme depuis sa naissance en tant que mouvement colonial de peuplement à la fin du 19e siècle.

 

Une opposition juive précoce

En août 1897, Theodor Herzl tenta de réunir le Premier Congrès sioniste à Munich. Ce furent pourtant les forces combinées d’un nombre important de rabbins orthodoxes et réformistes – d’accord sur très peu de choses, d’ordinaire – qui le délogèrent de Munich, lui et son organisation hérétique. Il fut contraint de réunir la conférence de l’autre côté de la frontière, à Bâle, en Suisse, où il calomnia les rabbins antisionistes en les traitant de « rabbins de la protestation ».

Six semaines après la fondation de l’Organisation sioniste, des Juifs russes constituèrent le Bund (L’Union générale des travailleurs juifs en Lituanie, Pologne et Russie) et s’opposèrent avec véhémence au sionisme tout en le ridiculisant. Le Bund garda cette position jusqu’au moment où ses membres furent anéantis au cours de la Seconde Guerre mondiale dans les cendres des chambres à gaz et fours crématoires nazis. Ceci, indépendamment des communistes juifs de l’Europe de l’Est et de l’Union soviétique qui condamnaient carrément le sionisme.

Avant et après que lord Arthur Balfour, le ministre – évangélique protestant – britannique des Affaires étrangères, eut sorti son infâme déclaration en novembre 1917, les personnalités et organisations juives britanniques de premier plan s’opposèrent résolument à ses visées.

L’ancien secrétaire d’État pour l’Inde et le seul membre juif du cabinet britannique à l’époque, lord Edwin Montagu, déclara : « Toute ma vie, j’ai essayé de sortir du ghetto. Vous voulez m’y faire retourner. »

Les dirigeants juifs britanniques protestaient aussi contre ce qu’ils considéraient comme une politique prosioniste et antisémite de la part des Britanniques. Au nombre des protestataires figuraient sir Philip Magnus, un membre du parlement, et Claude G. Montefiore, un notable juif britannique et petit-neveu de sir Moses Montefiore. Le jeune Montefiore, qui allait lancer le « judaïsme libéral » britannique, fut président de l’Association anglo-juive et fonda en 1918 la « Ligue des Juifs britanniques », une association antisioniste.

Parmi d’autres personnalités juives antisionistes opposées à la Déclaration Balfour, il y avait le journaliste juif Lucien Wolf, un autre président de l’Association anglo-juive, et sir Leonard Lionel Cohen, un banquier et chef de l’Association de la colonisation juive.

Le Conseil des députés des Juifs britanniques et l’Association anglo-juive, les deux organisations juives britanniques les plus importantes à l’époque, rédigèrent une lettre qui fut publiée dans le Times et qui disait que

« l’établissement en Palestine d’une nationalité juive s’appuyant sur cette théorie de l’itinérance juive doit avoir l’effet, dans le monde entier, d’estampiller les juifs comme des étrangers dans leurs propres pays natals et de saper la position qu’ils ont péniblement conquise en tant que citoyens de ces mêmes pays ».

Aux EU, d’éminents Juifs américains furent scandalisés quand le président américain raciste, hostile aux Américains noirs et aux autochtones, Woodrow Wilson, soutint la Déclaration Balfour. En 1919 déjà, Julius Kahn, un congressiste juif de San Francisco, adressa à Wilson une déclaration appuyée par 299 juifs, rabbins et laïcs confondus. Le document, qui dénonçait les sionistes parce qu’ils tentaient de diviser les juifs et d’inverser la tendance historique vers l’émancipation, rejetait la création d’un État juif distinct en Palestine comme étant contraire « aux principes de la démocratie ».

James N. Rosenberg, du Comité juif américain, dénonça comme antidémocratiques les plans sionistes prévoyant d’instaurer un État exclusivement juif. Dans un article qui rejetait les arguments sionistes, il s’opposa à l’annulation des droits des non-juifs suite à l’établissement d’un État sioniste.

En 1944, Lessing J. Rosenwald, le président du Conseil américain pour le judaïsme, déclarait :

« Le concept d’un État racial – le concept hitlérien – répugne au monde civilisé, témoin de l’effroyable guerre mondiale dans laquelle nous sommes impliqués (…) J’insiste pour que nous ne fassions rien qui nous ramène sur le chemin du passé. Projeter en ce moment présent la création d’un État juif ou d’une communauté juive équivaut à lancer dans le monde des affaires une innovation particulière qui pourrait bien avoir des conséquences incalculables. »

Parmi les Juifs allemands, le philosophe Hermann Cohen publia en 1915 Deutschtum und Judentum (Germanité et judéité), qui s’opposait au projet sioniste, prétendant que les juifs n’avaient pas besoin d’une patrie puisqu’ils faisaient intégralement partie de l’Europe.

 

 

Quand on lui demanda de signer une pétition de soutien au peuplement juif en Palestine, le Juif autrichien Sigmund Freud refusa :

« Je ne puis le faire (…) Je ne pense pas que la Palestine puisse un jour devenir un État juif (…) Il m’aurait paru plus avisé d’établir une patrie juive sur une terre moins chargée historiquement. »

Face à la tentative sioniste de faire du Mur occidental [du Temple, devenu le mur des Lamentations] le principal lieu sacré des juifs, ce qu’il n’avait jamais été avant la colonisation sioniste, Freud ajouta :

« Je ne puis témoigner la moindre sympathie à cette piété déplacée qui transforme une partie du mur d’Hérode en une relique nationale, offensant de la sorte les sentiments des autochtones. »

En 1939, à l’apogée de la Grande révolte palestinienne et du recours à des escadrons de la mort sionistes pour supprimer les Palestiniens, Albert Einstein écrivait :

« Il ne pourrait y avoir de pire calamité qu’une discorde permanente entre nous et le peuple arabe (…) Nous devons lutter pour un compromis juste et durable avec le peuple arabe (…) Rappelons-nous que, dans les temps anciens, personne ne vivait en plus grande amitié avec nous que les ancêtres de ces Arabes. »

Les Juifs français semblaient eux aussi immunisés contre l’attrait du sionisme. Dans ses notes personnelles, Herzl les avait décrits de la façon méprisante et antisémite que voici :

« J’ai jeté un coup d’œil sur les Juifs parisiens et j’ai vu un air de famille dans leurs visages : des nez audacieux et déformés, des yeux furtifs et rusés. »

Herzl était horrifié par le patriotisme des Juifs français, qui les rendait d’autant plus opposés au sionisme, ce qu’il déplorait et condamnait.

Même de nombreux juifs hassidiques ne pouvaient tolérer le sionisme. En dehors de la petite secte Naturei Karta, qui s’oppose au sionisme de tout cœur et avec un grand militantisme, la très large communauté hassidique des EU, qui compte environ 100 000 juifs, la communauté Satmar, s’oppose au sionisme en vertu de principes religieux et humanitaires.

 

Des diffamations d’« antisémitisme »

De même que les actuels juifs antisionistes, une minorité croissante parmi les communautés juives, la majorité des juifs en Europe et aux EU s’opposaient au sionisme, dans ses premiers temps. Toutefois, les révélations de l’Holocauste nazi allaient finalement inciter de nombreux juifs à percevoir le sionisme comme un remède possible à l’antisémitisme.

Les sionistes allaient exploiter au maximum l’Holocauste pour faire progresser leur cause. Les juifs qui s’étaient mis à parler contre Israël après la guerre de 1967 furent taxés de « haine de soi » par Israël et ses propagandistes, comme le furent les intellectuels juifs comme Noam Chomsky et I. F. Stone. Les calomnies et attaques sionistes contre les juifs qui s’opposent à Israël et à ses atrocités ont persisté à ce jour.

En effet, si une fille de survivants de l’Holocause, comme mon amie Evelyn, a pu être accusée d’antisémitisme par un chrétien allemand dans une Allemagne fanatiquement pro-israélienne, le New York Post a estimé tout aussi facile de prétendre à de l’« antisémitisme » à propos d’une altercation qui a eu lieu à l’Université de Columbia entre un étudiant juif américain opposé au génocide et un étudiant israélien antipalestinien. Le premier a été accusé de crime de haine à l’encontre du second, qui avait servi dans l’armée israélienne.

Entre-temps, deux autres étudiants de Columbia qui avaient eux aussi servi dans l’armée israélienne et attaqué sur le campus, avec des armes chimiques, des étudiants hostiles au génocide, dont des étudiants juifs, seront accusés de n’importe quoi, mais certainement pas de l’un ou l’autre crime de haine. L’« antisémitisme » ne semble pas avoir pointé du tout sa répugnante bobine, dans ce second cas.

Comme je le disais dans un article il y a de cela une huitaine de mois, les partisans d’Israël ont également taxé des professeurs juifs critiques à l’égard d’Israël de « haine de soi » et ils sont consternés de voir qu’il y a une « quantité plus grande encore de juifs qui se détestent » parmi ceux qui soutiennent le mouvement de Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS). Même les rabbins sionistes critiques envers les mesures israéliennes ont été attaqués pour leur « haine de soi », comme l’ont été aussi les principaux collaborateurs juifs de la Maison-Blanche qui, en dépit de leur fervent soutien à Israël, ont été attaqués pour avoir appelé Israël à « geler » la construction de colonies dans les Territoires occupés.

Mais le vent a déjà tourné et les organisations sionistes américaines ont déjà prévenu du danger.

Aujourd’hui, les juifs antisionistes sont partout et ils ne se laissent pas intimider par les tactiques sournoises d’Israël ni par celles de ses partisans aux EU – dont le doxing, la diffamation et l’accusation d’antisémitisme ou de haine de soi. Ces activistes assurent la continuité de la grande lignée juive antisioniste qui remonte à la fin du 19e siècle.

La principale différence, c’est que, dans la première moitié du 20e siècle, c’étaient les Juifs américains et européens éminents et de souche plus ancienne, dont des hommes politiques, des hommes d’affaires, des intellectuels et des rabbins, qui s’opposaient au sionisme. Ces deux dernières décennies, toutefois, ç’a été la génération plus jeune qui s’est résolument opposée au sionisme. En cela, elle n’est pas en décalage avec le reste de la population américaine, dont plus d’un tiers croit qu’Israël commet un génocide à l’encontre des Palestiniens, y compris 49 pour 100 des Américains de la tranche d’âge de 18 à 29 ans.

Les administrateurs des universités qui, en plein génocide israélien du peuple palestinien, fulminent à propos de la montée de l’antisémitisme sur les campus des EU, ne doivent pas se soucier davantage de ces juifs antisionistes qu’ils ne se soucient des étudiants de couleur.

Ils continuent à réprimer leurs voix en interdisant leurs principales organisations sur les campus, JVP et Étudiants pour la justice en Palestine, comme cela s’est produit dans ma propre Université de Columbia, peut-être l’université américaine la plus répressive à l’encontre des opposants juifs et non juifs au génocide (cela n’a rien d’anodin, puisque bien d’autres universités se disputent cet « honneur »).

Il semble que la seule voix juive que veulent entendre les administrateurs d’université, sous le prétexte de « combattre l’antisémitisme » sur les campus, est la voix juive en faveur de la guerre et du génocide des Palestiniens. C’est une voix dont ils veulent prétendre qu’elle représente tous les juifs – une position qui incarne le summum de l’antisémitisme.

Mais, si les protestations en cours sont le signe de quoi que ce soit, les antisionistes juifs ne pourront ni ne voudront être réduits au silence.

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Joseph Massad est professeur de politique arabe moderne et d’histoire intellectuelle à l’université Columbia de New York. Il est l’auteur de nombreux livres et articles universitaires et journalistiques. Parmi ses livres figurent Colonial Effects : The Making of National Identity in Jordan, Desiring Arabs, The Persistence of the Palestinian Question : Essais sur le sionisme et les Palestiniens, et plus récemment Islam in Liberalism. Citons, comme traduction en français, le livre La Persistance de la question palestinienne, La Fabrique, 2009.

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Publié le 29 février 2024 sur Middle East Eye
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

 

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