Il était prévu que je lise des poèmes à Berlin, puis Israël est intervenu

Dareen Tatour

Dareen Tatour (au centre) à Berlin.

Dareen Tatour (au centre) à Berlin. (Photo : Abu Salameh / avec la courtoisie de l’auteur)

Mon voyage en Allemagne n’a pas été facile.

Le mois dernier, j’ai été invitée à prendre la parole lors d’un événement, « Les femmes palestiniennes dans la lutte de libération », en compagnie de Rasmea Odeh, une activiste palestinienne de 71 ans qui a été privée de sa nationalité américaine après avoir été accusée en 2014 de n’avoir pas mentionné une condamnation antérieure dans sa demande de naturalisation, dix ans plus tôt.

Le panel de l’événement était mis sur pied par Samidoun (le Réseau de solidarité avec les prisonniers palestiniens) et Hirak (une organisation de jeunes Palestiniens en Allemagne) de façon à coïncider avec la Journée internationale des femmes.

Rasmea a passé dix ans en prison en Israël. En 1969, alors qu’elle était étudiante, à 21 ans, et suite à des accusations de terrorisme, elle avait été arrêtée dans une rafle de plus de 500 personnes, dont ses deux sœurs – l’une est paralysée – et son père.

Elle avait avoué, mais prétend que ses aveux avaient été arrachés sous la contrainte. Elle prétend avoir été torturée à l’aide de décharges électriques, violée et agressée sexuellement d’autres façons encore pendant ses interrogatoires, qui avaient duré 45 jours.

Son père avait raconté une scène horrible dans The Sunday Times, en 1979. À un moment donné, les interrogateurs l’avaient amené dans un local où se trouvait déjà Rasmea, menottée et dévêtue, et l’avait menacé de le forcer à la violer. Quand il avait refusé, les interrogateurs avaient agressée sexuellement sa fille avec un bâton, et ce, en sa présence même.

Après avoir avoué, elle s’était rétractée, mais avait néanmoins été condamnée en 1970 pour avoir planifié des attentats à la bombe qui avaient tué 2 personnes et en avaient blessé 9 autres, ainsi que pour son affiliation à une organisation interdite, le Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP).

Elle avait écopé de deux condamnations à perpétuité devant un tribunal militaire israélien, un système dont le taux de condamnation est de 99,7 pour 100 et dont Human Rights Watch prétend que ses procédures sont entachées d’irrégularités et qu’il viole les lois internationales.

En 1980, après avoir été libérée lors d’un échange de prisonniers, Rasmea avait témoigné devant les Nations unies et Amnesty International à propos des tortures qu’elle affirmait avoir subies.

Mais je n’ai jamais eu l’occasion de m’entretenir avec Rasmea lors de l’événement, du fait que la police allemande m’a interdit de prendre la parole et lui a refusé son visa suite à des plaintes de représentants officiels israéliens.

Avant même d’arriver à Berlin, mes difficultés ont commencé.

Quand je suis arrivée à l’aéroport Ben-Gourion, à Lod, pour mon départ vers l’Europe, la première étape de mon voyage a débuté par de la ségrégation, de la discrimination raciale et toute une démarche de classification.

Ensuite, une enquête, des questions et mon propre contrôleur de la sécurité privée qui m’a suivie partout dans tout ce que j’ai fait. Même si je voulais acheter une bouteille d’eau, j’étais suivie.
Mon passage par la sécurité de l’aéroport a été long et pénible et la fouille s’est poursuivie pendant trois heures et demie.

Mon voyage au sein même de ce voyage s’est mué en quelque chose qui ressemblait à une enquête policière. J’ai eu l’impression que j’étais retournée au local d’interrogatoire en prison, et non à l’aéroport !

La charge retenue contre moi, cette fois, consistait seulement dans le fait que j’étais une passagère palestinienne à l’aéroport Ben-Gourion et que j’avais naguère été emprisonnée pour avoir écrit un poème.

Je ne suis jamais passée par l’examen de routine de la sécurité par lequel passent les voyageurs aériens, parce que, ai-je été surprise d’apprendre de la bouche d’une employée de la sécurité à l’aéroport, je devais l’accompagner pour une inspection spéciale.

Après qu’elle m’a pris mon passeport et y a collé une étiquette jaune, j’ai dû moi aussi coller des étiquettes jaunes sur mes bagages.

Après quoi, elle m’a demandé : « Y a-t-il une arme dans votre sac ? » J’ai répondu : « Il n’y a que des poèmes et des vêtements. »

Elle m’a ensuite emmenée vers une pièce semi-fermée pour entamer mon voyage par des questions et réponses et la fouille de mon sac.

Puis elle m’a soumise à une fouille corporelle et, pour finir, j’ai dû me dévêtir pour une fouille corporelle complète.

Après avoir souffert seule de discrimination raciale et ethnique, sans le moindre autre passager à proximité, j’ai quitté la zone de fouille et d’interrogatoire alors qu’il ne me restait que huit minutes pour embarquer dans l’avion avant qu’il ne décolle.

Finalement, je suis arrivée à Berlin.
Pendant ce temps, à Berlin, le Sénat de la Ville interdisait la participation de Rasmea à l’événement, et ce, sous les pressions du gouvernement israélien, selon le ministre israélien de la Sécurité publique, Gilad Erdan.

Erdan, qui a tenté à de multiples reprises de lier au « terrorisme » les activistes palestiniens engagés dans des boycotts contre Israël, a révélé que l’ambassadeur d’Allemagne en Israël était impliqué dans l’annulation en même temps que « toute une série d’organisations juives ».

L’ambassadeur de Washington en Allemagne s’est également prononcé contre l’apparition en public de Rasmea qui avait été prévue lors de l’événement.

Il a déclaré dans le quotidien allemand Bild que l’événement accordait

« à une terroriste palestinienne condamnée pour meurtre et terrorisme (…) une plate-forme publique qui

Selon la législation allemande, les critiques à l’égard d’Israël peuvent être considérées comme des discours haineux, après qu’une loi de 2017 a modifié la définition de l’antisémitisme.

Le fait d’éloigner Rasmea de cet événement a semblé clôturer l’affaire, puisque la police allemande a déclaré que l’événement pourrait se poursuivre sans sa participation.

Avant l’événement, j’ai reçu via Facebook plusieurs lettres d’incitation à la violence contre ma personne et ma participation.

Les menaces ont même dégénéré en menaces de mort et de viol si je participais à l’événement en faisant un discours.

Parmi ces passages, les plus virulents étaient ceux-ci :

« Ton terrorisme ne passera pas par l’Allemagne », « Terroriste, la mort est ta destinée », « Je serais la personne la plus heureuse si je pouvais te violer et te jeter dans la mer afin de sauver Israël de ton terrorisme », « Le viol est la meilleure réponse à ton terrorisme » et « Une balle te coupera la voix ».

Rasmea Odeh à Berlin. Photo : Dareen Tatour

Rasmea Odeh à Berlin. Photo : Dareen Tatour

Le 15 mars, date de l’événement, j’attendais toujours de participer avec Rasmea et de savoir où chacune de nous parlerait de ses expériences en prison, des diverses phases de la lutte des femmes palestiniennes et des conditions de détention des prisonnières palestiniennes.

J’étais censée parler des crimes de la police en tant que Palestinienne soumise à des interrogatoires en prison, et à parler aussi des pratiques illégales d‘Israël à mon encontre et à celle d’autres prisonnières palestiniennes.

Il était également prévu que je lise certains de mes poèmes.

Quand je suis arrivée à la salle où se déroulait l’événement, j’ai été surprise par autre chose. L’endroit avait été vandalisé à coups de graffiti.

Puis la police allemande est intervenue et a aussitôt annulé l’événement du fait qu’il représentait un danger pour la sécurité publique, selon ce qu’elle a prétendu, et elle a fait sortir immédiatement de la salle toutes les personnes qui s’y trouvaient.

Nous avons dû rester dans la rue à braver le froid et la pluie.

À l’extérieur, une foule importante s’était amassée. Plus d’une centaine de personnes soutenaient l’événement et des douzaines de protestataires pro-israéliens s’étaient également rassemblés, organisés par un activiste sioniste local d’extrême droite.

Dans la rue, sans avoir rien planifié, mais spontanément, nous avons organisé une manifestation contre ces pratiques racistes et contre la police, qui voulait faire taire les voix des Palestiniens en Allemagne même.

Lors de cet événement, c’est Rasmea qui a subi les attaques les plus sévères. Elle a été embarquée vers le bureau de police le plus proche et la police lui a remis un dossier de près de 50 pages expliquant sa vie et ses activités, avec des tas de mensonges empruntés aux médias allemands, aux groupes de soutien d’extrême droite et aux médias israéliens.

En outre, elle s’est vu remettre une ordonnance lui interdisant toute participation à des activités ou rassemblements politiques et à toute prise de parole ce jour même.

L’ordonnance annulait également son visa de la zone Schengen pour l’Europe, et cette annulation prenait effet dès le 22 mars 2019 déjà.

Son passeport lui a été confisqué et on lui a dit de se présenter en personne à un bureau d’enregistrement des étrangers la semaine prochaine.

Il est très déplorable que le gouvernement allemand ait traité cette question de cette façon, parce qu’il n’a prêté l’oreille qu’à une seule partie et nous, Palestiniens, n’avons pas eu l’occasion d’expliquer les raisons de l’événement et le but dans lequel on l’avait organisé.

De même, ils n’ont même pas pensé à nous interroger, nous les participants, à propos du harcèlement dont nous avons fait l’objet.

Je ressens une impression de malaise quand un événement culturel ou politique auquel je suis censée participer, et plus spécifiquement à Berlin, est annulé.

C’est particulièrement le cas puisque j’ai beaucoup souffert des mesures systématiques relatives à l’occupation de la Palestine et des pressions constantes exercées par le ministère israélien de la Culture sur les institutions culturelles.

De plus en plus, en Israël, des œuvres artistiques et culturelles sont cataloguées comme des véhicules du terrorisme que l’État doit supprimer.

Je n’ai jamais imaginé un seul instant que j’allais revivre le sentiment d’être sanctionnée sur le plan artistique, ou quelque degré d’incitation à la violence contre ma personne et, qui plus est, en Europe.

Ni non plus que j’allais voir une femme se faire refuser son visa parce qu’elle devait parler sur scène d’une expérience qu’elle avait révélée la première fois aux Nations unies, voici près de 40 ans.

Je suis retournée en Palestine car, après cette manifestation spontanée, je n’avais plus rien à faire en Allemagne.

Mais Rasmea y est restée et a décidé de se battre et d’aller en appel contre la décision de l’expulser de cette façon apparemment illégale.

Elle a été soumise à des situations très racistes suite à une prolifération de propagande, y compris de la part du Parti des verts allemand, un groupe pourtant censé soutenir la liberté, la justice, l’humanité et les droits de l’homme, sauf ceux des Palestiniens.

Une campagne sur Internet a circulé en anglais et en allemand pour exiger de Berlin qu’il annule l’événement, et on y trouvait même des messages rédigés par un projet de médias sociaux géré par le gouvernement israélien, « 4iL ».

Avec l’appel en cours de Rasmea, un groupe d’activistes solidaires avec sa cause ont décidé de lui procurer une occasion de parler et de se défendre.

Ils ont organisé un événement officiel le 28 mars à Berlin.

L’événement était soutenu par Samidoun (Réseau de solidarité avec les prisonniers palestiniens), Berlin Muslim Feminists (Féministes musulmanes de Berlin), Bündnis gegen Rassismus (Ligue contre le racisme), Hirak, The Coalition Berlin, Bloque Latinoamericano Berlin, Brot und Rosen international socialist women’s organization (organisation socialiste internationale des femmes Pain & Roses), Revolutionäre Internationalistische Organisation – Klasse Gegen Klasse (Organisation internationaliste révolutionnaire – Classe contre classe), Berlin Against Pinkwashing (Berlin contre le pinkwashing), Jüdische Stimme für gerechten Frieden in Nahost (Voix juives pour une juste paix au Moyen-Orient), RefrACTa Kollektiv Brasilien-Berlin, BDS Berlin et le collectif féministe Kali.

En dépit de toutes ces restrictions, Rasmea a pu prendre la parole et s’exprimer en présence de douzaines de supporters.

Recourant à une astuce légale, elle n’a pas participé en personne, mais via un enregistrement projeté sur la scène.

Le public a entendu sa voix sans que sa présence ait été nécessaire et sans qu’on ait violé la moindre des interdictions imposées par les autorités allemandes.

La police a débarqué sur les lieux à la recherche de Rasmea et ne l’a pas trouvée.

J’ai été très heureuse d’apprendre la nouvelle de savoir que Rasmea a été été à même de faire entendre sa voix en dépit de toutes les pressions.

Parce que sa voix est la voix de chaque Palestinien.ne.


Publié le 4/4/2019 sur Mondoweiss
Traduction : Jean-Marie Flémal

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