Accroché à la lame d’un bulldozer : al-Naem incarne chaque Palestinien

Ramzy Baroud

Le corps de Mohammed al-Naem (27 ans) a été traîné par un bulldozer de l'armée israélienne à proximité de la clôture de Gaza. (Photo : via Social Media)

Le corps de Mohammed al-Naem (27 ans) a été traîné par un bulldozer de l’armée israélienne à proximité de la clôture de Gaza. (Photo : via Social Media)

Comment convient-il d’appliquer une analyse politique rationnelle à ce qui est intrinsèquement irrationnel ? Quel genre de théorie politique doit-on consulter pour formuler et tester des hypothèses quand l’information dont on dispose est si sinistre et si sadique et qu’elle pue à plein nez les contradictions insupportables ?

Quand je vois le corps désarticulé de Mohammed al-Naem accroché à la lame d’un bulldozer de l’armée israélienne à proximité de la clôture qui sépare Gaza assiégée d’Israël, je reste sans voix. Il n’y a rien dans le domaine des sciences politiques qui puisse expliquer de façon convaincante la logique de cette scène déchirante.

Pensez-y bien : le fait de tuer un Palestinien, puis de traîner son corps sans vie en utilisant la lame d’un bulldozer et en refusant ainsi à sa famille la dignité d’enterrer son enfant – fils ou fille – chéri, est unique à Israël ; c’est un acte qui se manifeste de nombreuses façons, et quotidiennement, en Palestine occupée.

Nous parlons souvent des droits humains des Palestiniens – donc, de la violation par Israël de ces droits, de la justice et de la paix – en prétendant souvent que l’un est la condition préalable de l’autre. Mais quid de l’humiliation, rien que pour le seul plaisir de l’humiliation ?

Quid de l’avilissement intentionnel des femmes et des hommes palestiniens qui, jour après jour, doivent se faufiler au travers des nombreux obstacles que leur impose l’armée israélienne, non seulement pour survivre, mais aussi pour sauvegarder le plus possible leur dignité dans des circonstances échappant quasi totalement à leur propre contrôle ?

Naem n’avait que 27 ans quand il a été tué, ce qui fait donc qu’il n’avait que 13 ans quand Israël a bloqué la minuscule Gaza – 365 kilomètres carrés – sous un siège hermétique et mortel.

Il y a de fortes chances que le discours politique de Naem ait déjà été inondé d’une terminologie disant qu’aucun enfant, où que ce soit dans le monde, ne devrait être exposé à cela. Il doit déjà avoir eu l’habitude du concept de martyre, puisqu’il a vu des proches, des amis, des voisins, des enfants de son âge, voire plus jeunes encore, se faire tuer par l’armée israélienne sans la moindre raison, si ce n’est leur insistance à vouloir vivre dans la dignité – un espoir qui a même été refusé à Naem.

L’armée israélienne, qui a été forcée d’accepter cette satanée évidence qu’en fait, le corps du Palestinien a été « ramassé » par un bulldozer, a raconté – dans ces termes mêmes dont elle a l’habitude – que Naem, ainsi que ses compagnons, étaient des membres d’une « organisation terroriste » et qu’ils étaient occupés à poser des explosifs à proximité de la clôture.

C’est triste à dire, mais ils sont nombreux à être tout disposés à consommer ce genre de propagande, toujours prêts et désireux qu’ils sont à blâmer les Palestiniens de tout et d’autres choses encore.

Mais supposons pendant une minute que le discours de l’armée israélienne soit vrai. Devrions-nous être surpris qu’un homme qui a grandi sous état de siège, qui a vécu, depuis son enfance, les guerres israéliennes les plus horribles et les plus injustes, se mue un jour en combattant pour défendre ne serait-ce que le peu de dignité qui lui reste, à lui et à sa famille ?

Qu’y a-t-il de si choquant à voir les Palestiniens riposter ?

Pourquoi les règles qui s’appliquent à n’importe quel mouvement de libération nationale dans le monde et à travers l’histoire, ne pourraient-elles s’appliquer aux Palestiniens ?

Pourquoi les Palestiniens devraient-ils subir leur châtiment et accepter leur humiliation perpétuelle, leur état de siège, leur statut de victimes comme s’ils étaient des sous-hommes incapables de s’engager en fonction de leurs instincts humains les plus élémentaires, ceux de l’autodéfense, du sacrifice et de l’autopréservation ?

À l’un ou l’autre moment, Naem doit avoir rallié la Grande Marche du Retour qui, à son point culminant, a constitué la mobilisation collective non violente la plus importante du monde entier.

Des dizaines de milliers de Gazaouis assiégés ont pris part à ce spectacle édifiant qui a débuté le 30 mars 2018 et qui, chaque semaine, invariablement, les a rassemblés, n’ayant que leurs poitrines nues et leurs chants vibrants à opposer aux tireurs embusqués israéliens.

Pourtant, plus de 300 de ces manifestants ont été tués dans la seule première année. Parmi les milliers de blessés, des centaines ont perdu un ou plusieurs membres et sont physiquement handicapés à vie.

Alors que les Gazaouis continuent à chanceler sous les impacts horribles du siège israélien, nous ne pouvons qu’imaginer le genre d’attention médicale inadéquate qu’on reçue ces blessés, hommes, femmes et enfants.

Le fait est que Naem, c’est Gaza.

Il est chaque homme, femme et enfant de Palestine, en cet endroit tragique. Il incarne aussi chaque homme, femme et enfant de Palestine à un check-point militaire israélien en Cisjordanie, quand il ou elle espère se voir accorder le passage pour se rendre à son emploi, son école, son hôpital ou pour rentrer à sa maison. Naem incarne chaque prisonnier détenu illégalement, torture et humilié dans les prisons israéliennes en guise de châtiment pour avoir revendiqué les plus élementaires des droits pour son peuple.

Le bulldozer israélien qui, face aux caméras et en plein jour, a laissé pendouiller Naem comme l’un ou l’autre agneau sacrificiel, a adressé sans toutefois le vouloir un message au reste du monde : c’est nous, Israël est le bulldozer, et lui, c’est eux, Naem, c’est les Palestiniens, dans toute leur vulnérabilité, leur nudité, leur défaite, et personne ne pourrait y changer quoi que ce soit.

« Israël a le droit de se défendre. » Telle est la réponse typique émanant de Washington et de ses alliés occidentaux et même, aujourd’hui, de certains Arabes. 

Traduction : Israël a le droit d’opprimer et d’assiéger les Palestiniens, de perturber tout sens de la normalité dans leur esistence, de leur refuser nourriture et médicaments, de bloquer chaque entrée et chaque sortie, de les pièger pour l’éternité : Israël a également le droit de tuer toute personne qui ose contester ce paradigme inhumain et, quand il choisit de le faire, de faire pendouiller son corps sous la lame d’un bulldozer, de façon à pouvoir redéfinir encore et encore les règles du jeu.

Les sciences politiques ne peuvent nous être d’un grand secours, ici, mais l’histoire, elle, le peut. L’humiliation des Palestiniens fait partie intégrante d’un discours historique israélien qui a déshumanisé les Palestiniens à un point tel qu’au cours de la guerre génocidaire de 2014, les Israéliens se sont rassemblés pour assister à l’offensive contre Gaza, dansant, organisant des barbecues et applaudissant chaque fois que du phosphore blanc se mettait à pleuvoir sur les infortunés Palestiniens.

Mais ceci ne devrait pas constituer une surprise. La déshumanisation des Palestiniens par les sionistes israéliens a été le discours le plus constant à être partagé par eux tous, même quand ils prétendent représenter la droite politique, ou la gauche ou le centre.

La perception des Palestiniens en tant qu’« bêtes » et « cafards » méritant d’être éliminés et nettoyés ethniquement en toute impunité a pénétré chaque couche de la société, de la politique et même des programmes d’enseignement israéliens.

Le sinistre assassinat de Naem représente l’essence du sionisme, une idéologie politique qui a été modelée d’après le fascisme européen et qui, en dépit de ses prétentions au progrès et à l’intelligence des Lumières, est restée constamment la philosophie politique la plus rétrograde du monde – puisqu’elle s’appuie sur la discrimination et la violence contre ceux qui appartiennent à la « mauvaise » religion, à la « mauvaise » race, et à la « mauvaise » couleur.

La mort de Naem ne mettra pas un terme à la résistance à Gaza, comme l’ont montré les événements qui ont suivi. En lieu et place, elle va accentuer plus encore la sauvagerie d’Israël en tant qu’occupant militaire impitoyable dans les esprits des Palestiniens, des Arabes, des musulmans et de tous ceux qui peuvent lire au travers des mensonges et de la propagande officiels de l’État d’Israël.

Israël ne veut pas la paix avec les Palestiniens, parce que les semeurs de paix, eux, n’assiègent pas les peuples, ne tuent pas des enfants innocents, ne détruisent pas les existences de gens ni ne les privent de leur dignité. Et, chose plus importante de toutes, parce que les semeurs de paix, eux, ne font pas pendouiller les corps de jeunes hommes sous des lames de bulldozers militaires.


Publié le 27 février 2020 sur The Palestine Chronicle
Traduction : Jean-Marie Flémal

Ramzy Baroud

Ramzy Baroud

Ramzy Baroud est journaliste et rédacteur de The Palestine Chronicle. Il est l’auteur de cinq ouvrages, dont le dernier est intitulé « These Chains Will Be Broken : Palestinian Stories of Struggle and Defiance in Israeli Prisons » (Clarity Press, Atlanta) (Ces chaînes seront brisées : Récits palestiniens de lutte et de contestation dans les prisons israéliennes). Le Dr Baroud est maître de recherche non résident au Centre de l’Islam et des Affaires internationales (CIGA) de l’Université Zaim à Istanbul (IZU). Son site Internet est www.ramzybaroud.net.

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